Navigation rapide
Les adeptes du néo-Advaïta sont de plus en plus nombreux à diffuser leurs enseignements sur les réseaux sociaux en les présentant comme des “satsangs“, mot sanskrit qui signifie “être en présence de la vérité”, rien de moins !
Cela ne serait pas présomptueux si leurs enseignements étaient réellement porteurs d’une parole de vérité. Or, bien qu’ils puissent faire œuvre utile en expliquant avec exactitude certains préceptes directement puisés dans les doctrines de l’Advaïta Vedānta, ils prennent également des libertés qui en travestissent l’essence, ce qui n’est pas sans conséquence pour leurs auditeurs comme nous le verrons plus loin.
C’est le cas, par exemple, de cette idée selon laquelle “il n’y a personne à éveiller”. Cette affirmation, si l’on peut comprendre qu’elle puisse séduire en apparence, révèle en réalité une incompréhension profonde ce qu’est l’éveil spirituel.
Leur principale erreur consiste à projeter la perspective du plan absolu sur l’expérience du plan relatif propre à l’individualité de l’être qui chemine spirituellement. Certes, si, du point de vue de l’Absolu, il n’existe qu’une seule et unique Réalité indivisible, cela veut dire que personne n’a jamais été séparé de cette Réalité. Mais cette vérité métaphysique ne supprime pas pour autant la réalité de l’expérience vécue par l’individu qui ne le réalise pas, précisément parce qu’il n’est pas encore “éveillé” à cette Réalité ultime et absolue.
L’impossibilité logique du discours impersonnel
Lorsqu’un enseignant néo-advaïtin déclare “Je ne suis personne” ou “Il n’y a personne qui parle” (sous-entendu : ce n’est pas l’ego mais le Soi qui parle), nous nous trouvons face à une contradiction insoluble. Ces affirmations émanent nécessairement d’une conscience individuelle (ou ego) capable de formuler des pensées et de les exprimer. Le Soi impersonnel étant précisément dépourvu d’individualité, il ne saurait tenir de tels propos, ni de propos tout court d’ailleurs !
Il est bien évident que l’être dont la conscience est temporairement absorbée dans le Soi impersonnel, ne peut pas témoigner de cet état d’absorption au moment où il le vit, puisqu’il n’est plus “là” pour en parler. S’il y a témoignage, même formulé de manière impersonnelle, c’est que l’ego est présent et donc qu’il y a bien quelqu’un – la personnalité de l’être – pour en parler. S’il est authentique, ce témoignage ne peut donc pas être formulé au présent en laissant croire que l’absorption est effective au moment où il est exprimé.
De telles déclarations révèlent soit une mécompréhension profonde de la nature du Soi, soit une manipulation consciente destinée à impressionner un auditoire en quête de sensationnel. Dans les deux cas, elle dénature l’enseignement traditionnel authentique qui reconnaît l’existence de la personnalité – avant ET après l’éveil – et la nécessité de sa transmutation (et non de sa dissolution ou annihilation) en vue d’éveiller la conscience individuelle qui lui est indissociablement liée afin qu’elle puisse réfléchir la lumière du Soi, et se sentir ainsi reliée à la vie sous toutes ses formes et à l’Esprit universel qui les anime.
C’est le sens de la “non-dualité”, vécue non pas par un être qui serait déconnecté de sa personnalité, mais qui au contraire l’incarne pleinement, pour faire l’expérience de l’unité au cœur de la diversité, pour reprendre la formule employée par Rāmana Maharshi. À propos de ce dernier, il est intéressant de rappeler qu’il ne rejetait pas l’existence de l’aspirant à l’éveil ; il invitait plutôt celui-ci à interroger la réalité de son identité à travers la question centrale de son enseignement : “Qui suis-je ?”, engageant ainsi une investigation introspective sur la nature même de “celui qui cherche à s’éveiller”.
La négation du processus de transformation
À l’inverse de l’être spirituellement réalisé, le chercheur en quête de délivrance fait quotidiennement l’expérience de la limitation, du sentiment de séparation et de la souffrance qui en résulte. Ces phénomènes ne sont pas de simples constructions intellectuelles mais constituent bel et bien sa réalité immédiate. Dès lors, lui faire croire que “il n’y a personne à libérer ou à éveiller” équivaut à nier son expérience directe et à créer dans son esprit une dissonance cognitive qui peut s’avérer déstabilisante.
De même, en affirmant très souvent qu’il n’y a “rien à faire” et “personne pour le faire”, le néo-Advaïta nie cette dimension transformatrice inhérente à tout cheminement spirituel digne de ce nom. Si l’on parle de “délivrance”, de “libération” et même d’ “éveil”, c’est bien parce qu’il y a une transformation qui permet à l’être de passer de l’ignorance et de l’illusion de la séparation, à la réalisation ou (re)connaissance que lui-même, en tant qu’être ou esprit (âtman), ne fait qu’un avec le pur Esprit ou le Soi impersonnel (Brâhman), c’est-à-dire le Principe ultime et absolu, la réalité transcendante et indivisible qui est le fondement de l’univers.
En effet, l’expérience universelle des éveillés authentiques démontre que le passage de l’état d’identification constante à la personnalité à la reconnaissance de notre véritable nature spirituelle nécessite un travail de purification et de déconditionnement. Ce travail, qui en général doit passer par une forme d’ascèse qui implique sens de l’effort et discipline, ne vise pas à “créer” quelque chose de nouveau, mais à dissoudre les voiles d’illusion qui faussent la perception de la réalité et de soi-même (en tant que pure êtreté).
Après l’extase, la lessive
Le néo-Advaïta confond purement et simplement les expériences temporaires d’expansion de conscience ou d’extase mystique avec la réalisation permanente du Soi. Nombreux sont ceux qui, ayant goûté à des états d’unité transitoires, se croient définitivement établis dans la vérité et se mettent à professer que “tout est déjà accompli”.
Or, il existe une différence fondamentale entre l’état d’absorption temporaire de l’ego dans le Soi, et l’état de conscience de l’être incarné qui peut témoigner du fait qu’il se sent réellement en unité avec le Soi et avec toute vie. Alors que le premier état peut survenir de manière spontanée et sans effort, le second requiert généralement un processus de purification et d’intégration qui peut s’étaler sur de nombreuses années. C’est le sens du titre du célèbre ouvrage de Jack Kornfield : “Après l’extase, la lessive [1]“.
Ainsi, les enseignants néo-advaïtins qui affirment péremptoirement que “il n’y a personne à éveiller” confirment qu’ils n’ont pas fait ce travail personnel sur soi-même ou qu’ils l’ont interrompu en cours de route, car autrement ils auraient conscience que le fait de parler de l’éveil de cette manière est source d’égarement pour les chercheurs sincères qui leur font l’honneur de leur accorder leur précieuse attention.
Orgueil déguisé et violence subtile
Paradoxalement, le fait d’affirmer sans ambages que “il n’y a personne à éveiller” peut devenir l’expression d’un orgueil spirituel particulièrement subtil et pernicieux. En s’identifiant au plan absolu et en considérant leur dimension personnelle comme illusoire face au Soi qui seul est réel, certains individus croient échapper aux limitations de l’ego tout en le nourrissant secrètement d’une prétention grandiose : celle d’être “au-delà” de la condition humaine ordinaire.
Cette identification constitue en réalité l’illusion ultime de l’ego, car elle permet de se considérer comme étant “rien de moins que le Soi” – autrement dit Dieu Lui-même – ce qui est bien arrangeant pour l’être qui est atteint d’une telle “inflation de l’ego”, puisqu’il peut ainsi éviter la confrontation directe avec ses propres limitations, ombres et mécanismes d’évitement, avec toutes les déviances qui peuvent en découler sur le plan relationnel.
En effet, s’il n’y a que le Soi qui soit réel et que la personnalité est illusoire, il est facile de comprendre que tout ce qui vient de cette dernière l’est aussi forcément, et donc que tout ce qui est dit ou fait ne peut avoir qu’une importance toute relative sur le plan moral, voire éthique. Il s’agit d’un mécanisme d’évitement subtil qui ouvre la voie à des dérives que l’on rencontre chez certains pseudo-gurus qui, au motif qu’ils seraient l’expression du Soi, s’autorisent sans complexe à laisser libre cours à toutes les pulsions de leur nature inférieure (colère, humiliation, emprise psychologique, abus sexuels, etc.). Si toutes les traditions proposent des codes de conduites et des préceptes moraux à respecter [2], c’est pour offrir un garde-fou qui évite de tomber trop facilement dans ce piège…
Les illusions propres au néo-Advaïta et à ceux qui en propagent la doctrine peuvent donc s’avérer destructrices, tant pour l’enseignant que pour ceux qui sont sincèrement en quête de libération et qui vont prendre ses paroles pour de sages vérités. Dans ces conditions, enseigner à un être en souffrance que “il n’y a rien à faire, rien à libérer ou rien à accomplir” constitue une forme de violence psychologique subtile mais bien réelle. Cette approche peut faire naître un sentiment de culpabilité, semer la confusion et décourager profondément celui qui cherche sincèrement à se libérer de sa souffrance.
Le véritable enseignement spirituel reconnaît à la fois la perfection absolue de l’essence spirituelle qui nous anime et l’impérieuse nécessité d’un travail sur soi adapté à notre condition présente et à notre sensibilité, en vue de nous permettre de réaliser cette perfection dans un premier temps, puis de l’incarner ensuite, en pensée, en paroles et en actes. Cet enseignement honore l’expérience du chercheur sans la nier ni la minimiser, tout en l’orientant vers une compréhension plus juste du véritable but de toute quête spirituelle authentique.
Tu n’es ni ceci, ni cela
L’enseignement traditionnel de l’Advaïta Vedānta utilise des formulations telles que “neti, neti » (ni ceci, ni cela), pour dire “Tu n’es pas le corps, tu n’es pas tes pensées ». Ces formulations n’invitent pas à nier l’existence de la conscience individuelle et donc de l’ego du chercheur, mais à l’amener progressivement à reconnaître que son êtreté existe au-delà de ses identifications limitantes à la personnalité qu’il incarne. Cet enseignement traditionnel a le mérite de respecter le processus naturel de maturation spirituelle et offre des points d’appui concrets pour la transformation intérieure. À l’inverse, les déclarations péremptoires du néo-Advaïta court-circuitent ce processus naturel et peuvent laisser le chercheur dans un vide conceptuel sans fondement.
Comme nous l’avons vu, la formule des adeptes du néo-Advaïta “il n’y a personne à éveiller” est donc basée sur une confusion entre la vérité ultime et l’expérience humaine de l’être incarné, expérience qui ne doit pas être évincée au motif que “seul le Soi est réel”. D’ailleurs, même Rāmana Maharshi, affirmait [3] que le domaine de la Māyā, à laquelle appartiennent le monde sensible autant que l’individualité humaine est, en définitive, aussi réel que Brāhman.
C’est pourquoi il est sage de reconnaître simultanément l’évidence de notre nature essentielle déjà parfaite et la nécessité d’un cheminement approprié pour celui qui n’a pas encore intégré cette vérité. Elle évite le piège du “il n’y a rien à faire” en offrant une voie respectueuse de la condition présente du chercheur tout en l’orientant vers sa véritable destination qui est la “Délivrance” par la réalisation du Soi et son incarnation pleine et entière dans la vie de tous les jours.
En conclusion : il y a bien quelqu’un à éveiller
Dans cette voie, il y a donc bel et bien une personne à libérer de sa souffrance et donc à éveiller : le chercheur lui-même, avec son ego qui ne doit pas être détruit, mais transmuté et sublimé. Car, en effet, hormis dans l’état de Samadhi le plus profond (nommé “Nirvikalpa Samâdhi”) au cours duquel la conscience individuelle est totalement absorbée dans le Soi et où, en conséquence, l’ego n’existe temporairement plus (empêchant toute interaction avec le monde aussi longtemps que dure cette absorption totale), ce dernier est et sera TOUJOURS présent, même chez le “Libéré-Vivant”, celui que l’on dit “éveillé”.
Autrement dit, l’ego n’est JAMAIS détruit, mais transformé, à l’instar de la chenille qui vit différentes mutations pour devenir papillon et prendre son envol, symbole de la renaissance à un nouvel état de conscience. En d’autres termes, grâce à une pratique spirituelle bien conduite, l’ego ou la personnalité que l’être incarne peut passer de l’illusion de la séparation à la félicité propre à l’êtreté et à la conscience de l’unité ou “non-dualité » qui lui est associée. Pour utiliser le vocabulaire propre au bouddhisme, c’est l’extinction de la soif qui coïncide avec le Nirvāna.
S’il y a une personne éveillée, il y a donc bien quelqu’un qui s’est éveillé à sa véritable nature, libérée de l’illusion de la séparation et de la souffrance dont elle est la cause. À l’instar du Bouddha – mot qui veut précisément dire “l’éveillé” –, la personne qui est éveillée ne l’a pas toujours été et est donc passée par un processus d’éveil graduel, à l’image également de la graine qui croît et finit par s’épanouir sous la forme d’une fleur magnifique.
Cet éveil progressif correspond à une œuvre alchimique de transmutation, de régénération et de purification de l’ego de tous ses conditionnements et croyances limitantes – les vāsanā et samskāra dont parle l’Advaïta Vedānta. Lorsque l’ego a été suffisamment libéré, purifié, déconditionné, l’essence spirituelle du Soi impersonnel ou Esprit universel peut s’y réfléchir, produisant l’illumination de la conscience individuelle qui peut dès lors jouir de Ses qualités ou attributs, ce que les traditionnalistes appellent sat–chit–ananda.
De ce “fruit de l’Esprit”, l’être incarné peut effectivement témoigner, de même que la sensation de l’unité qui accompagne cet état de conscience. Ce vécu dont il témoigne, lorsqu’il ne relève pas d’une expérience temporaire mais qu’il est constant, correspond à la réalisation du Soi. Dans un tel état de conscience toutefois, en aucun cas l’être éveillé ne dira “il n’y a personne qui parle” ou “je suis le Soi”, mais “je suis en unité avec le Soi ou la Vie”, comme le fit le Christ, à sa manière, en affirmant “moi et le Père nous sommes un [4]“.