Le Cours du Vivant

Cours n°42 - Advaïta Vedanta

Advaïta Vedanta

Théorie

Advaïta est un terme sanskrit qui signifie littéralement « non deux » mais qui est le plus souvent traduit par « non-dualité ». Il s’agit de la plus influente des écoles philosophiques de l’hindouisme orthodoxe, considérée comme la branche la plus connue du Vedānta, dont le système philosophique a été fondé sur les trois grands textes canoniques de cette religion : les Upanishads, les Brahma Sūtras et la Bhagavad-Gītā.

C’est au VIIe et au VIIIe siècle que ce système philosophique commence à se propager en Inde, sous l’impulsion du grand maître spirituel Gaudapāda et de son disciple Adi Shankara, célèbre philosophe et réformateur de l’hindouisme.

En résumé, la doctrine de l’Advaïta Vedānta enseigne qu’il y a une non-dualité fondamentale entre le Dieu suprême et créateur, Brāhman, et le monde créé où règne la diversité des créatures, qui selon ce paradigme ne sont donc nullement séparées de leur Créateur.

Sur la base de cet axiome, que l’on retrouve par ailleurs dans d’autres systèmes philosophiques et religieux sous des formulations différentes (le Tao dans le taoïsme, le royaume de Dieu dans le christianisme, la Vacuité dans le bouddhisme, l’Unité dans le soufisme, etc.), toute impression de séparation de l’être avec Brāhman serait purement et simplement illusoire, et cette illusion de séparation serait la conséquence du pouvoir de manifestation de Brāhman : Māyā.

Brāhman et Māyā

Pour comprendre la différence entre Brāhman et Māyā, il peut être utile d’utiliser le symbolisme du centre et de la périphérie. Le centre représente la Présence parfaitement immobile et immuable de Brāhman, l’Incréé, par rapport à la périphérie qui symbolise le Créé, en perpétuel mouvement et transformation. Māyā est alors le pouvoir de manifestation à l’origine du Créé autant que le pouvoir d’illusionner les êtres en maintenant leur attention sur le Créé et en leur faisant croire qu’il s’agit de la seule et unique réalité [1].

En conséquence de cette « diversion » (d’où les notions de magie et d’illusion souvent associées à Māyā), nous perdons de vue que la réalité n’est pas seulement représentée par le monde sensible, créé, mais aussi par l’Esprit universel qui en permet la vision, la perception, cet Esprit universel, ici en rapport avec Brāhman, avec lequel l’esprit (ātman, en sanskrit) de l’être ne fait qu’un, tout comme la lumière est en unité avec le soleil qui la diffuse.

Dans le contexte propre au Vedānta, il faut également considérer la notion d’Absolu, qui peut seulement être associée à Brāhman dans la mesure où ce qui est absolu doit forcément être immuable et souverain. En effet, on ne peut pas concevoir que l’Absolu puisse être soumis au changement et qu’il soit dépendant d’un principe supérieur. Ce serait un non-sens ! À l’inverse, comme Māyā et le monde des phénomènes sont sans cesse changeants, ils ne peuvent être que relatifs, dépendants et illusoires, ce qui les différencie ainsi très clairement de Brāhman.

En d’autres termes, pour résumer, au centre nous avons l’Incréé, l’Immuable, l’Absolu, le Réel, qui ne sont autant de synonymes, et en périphérie nous avons l’exact opposé : la relativité, l’impermanence et l’illusion propres à Māyā (à laquelle appartiennent la dimension psychique, soit l’âme, dotée d’une conscience personnelle, et la dimension physique).

Adi Shankara

Cependant, Adi Shankara enseigna aussi que dans l’absolu, Brāhman est aussi le relatif, Māyā, ce qui semble absurde et contradictoire par rapport à l’explication apportée ci-dessus mais qui est en fait tout à fait compréhensible si l’on se place du « point de vue » de Brāhman Lui-même. En effet, aucun phénomène ou manifestation ne peut être perçu et exister si l’Esprit fait défaut. Brāhman et Māyā sont donc unis et liés l’un à l’autre comme le sont l’océan et les vagues qui se meuvent à sa surface. Ainsi, si Māyā (les vagues) fait partie de Brāhman (l’océan), elle ne peut être considérée comme illusoire et doit même être considérée comme réelle puisqu’elle fait partie intégrante de la réalité (l’océan). Le grand sage indien Srī Rāmana Maharshi a été très clair à ce sujet. Voici l’extrait d’un échange qu’il a eu avec un visiteur venu le trouver à son ashram :

« Un visiteur : L’Esprit suprême (le Brāhman) est réel. Le monde (jagat) est illusion.  C’est le leitmotiv de Srī Shankara. Cependant, d’autres disent : “Le monde est réalité.” Laquelle de ces deux affirmations est vraie ?

Rāmana Maharshi : Les deux affirmations sont vraies. Elles se réfèrent à des stades de développement différents et sont faites de points de vue différents. Le chercheur (ou l’abhyāsī), au début, part avec la définition que ce qui est réel existe toujours ; puis il élimine le monde, le considérant comme irréel parce qu’il change. Pour lui, le monde ne peut pas être réel : “Ni ceci ni cela.” Il atteint finalement le Soi et y découvre l’unité comme la note dominante. Ce qu’il a rejeté au début comme irréel lui apparaît maintenant comme faisant partie de l’unité. Etant absorbé dans la Réalité, le monde est également réel. Dans la réalisation du Soi, il n’y a que être et rien d’autre que être [2]. »

Lorsqu’un être réalise que l’Esprit interpénètre constamment le monde sensible et qu’il n’y a donc pas de séparation entre l’essence de sa propre conscience et la réalité observée, on dit qu’il est libéré de la dualité et c’est précisément ce qu’il faut entendre par « non-dualité ».

Être spirituellement éveillé ne signifie donc pas que l’être ait détourné son attention du monde des formes pour vivre exclusivement « replié » dans le Soi informel et éternel. Cela signifie qu’il est simplement conscient d’être un avec cet Esprit suprême qui imprègne toute chose dans l’univers manifesté, y compris la personnalité que l’être incarne. Ce dernier continue donc d’exister avec une conscience individuelle à laquelle sont associées les perceptions liées aux sens physiques et subtils sans lesquels il lui serait évidemment impossible d’interagir avec son environnement direct.

Dans un tel état de conscience, il n’y a plus de dualité « sujet-objet » car ce qui était auparavant considéré comme le sujet, soit l’ego, est désormais observé comme n’importe quel autre phénomène au sein du monde manifesté, à partir d’un esprit qui ne peut être localisée en un point de l’espace et du temps, mais qui « occupe » tout l’espace. Et s’il n’y a plus de dualité, alors il y a unité, non-dualité, et Brāhman et Māyā ne sont plus qu’une seule et unique réalité, une sans second. C’est le Tao, mais aussi Shiva qui danse avec Shakti, ou encore cette idée selon laquelle, pour les bouddhistes, le Nirvāna est la même chose que le Samsāra.

Mais bien entendu, cet étrange paradoxe ne peut être réellement compris et intégré que lorsque le Soi a été réalisé.

La réalisation du Soi

L’expression « réalisation du Soi » peut être trompeuse car elle sous-entend qu’il est possible de réaliser le Soi, c’est-à-dire de la rendre « réel » en faisant de Lui l’objet d’une connaissance. Je le dis sans détour : cela est une impossibilité absolue car le Soi ne peut pas être l’objet d’une connaissance, d’une expérience ou d’une perception, étant donné qu’il est Lui-même le seul et unique « Témoin » ou « Présence » capable de connaître, de percevoir.

Connaître le Soi comme un objet de connaissance signifierait que le Soi est susceptible d’être connu, donc qu’il y a un « connaissant » distinct de Lui capable de Le percevoir, ce qui reviendrait à retomber dans une forme de dualité « sujet-objet ».

La connaissance dont il s’agit est d’un autre ordre : connaître le Soi signifie être le Soi, ou être un avec le Lui. C’est aussi ce que la « réalisation du Soi » signifie même si, le Soi étant la seule et unique réalité, il ne peut évidemment pas devenir plus « réel » qu’il ne l’est déjà. Non, la seule chose que l’être peut comprendre est qu’il n’est pas uniquement cette personnalité (âme ou ego) à laquelle il s’était toujours identifié jusque-là, mais qu’il est cette personnalité en plus d’être un (au sens de « non-séparé ») avec le Soi impersonnel, c’est-à-dire avec l’Esprit suprême, universel.

C’est pourquoi les affirmations du type « il n’y a personne » ou « je suis le Soi » tel qu’on les entend de la bouche de pseudo-éveillés, n’ont strictement aucun sens non plus. Le Soi impersonnel étant dépourvu d’identité personnelle, il ne peut évidemment pas affirmer « je suis le Soi » ou « je ne suis personne ». Cette affirmation ne peut être que le fait d’un ego qui se prend pour le Soi, soit parce qu’il y croit auquel cas il est profondément illusionné (voire psychotique !), soit parce qu’il a intérêt à le faire croire à son auditoire en se faisant passer pour un être spirituellement éveillé alors qu’il ne l’est pas. Tout au plus l’être peut-il s’exprimer en tant que personne et affirmer son unité avec le Soi, très exactement comme l’a fait le Christ en disant « Moi et le Père nous sommes un [3] ».

Ainsi, ce n’est pas le Soi qui se connaît Lui-même ou qui se réalise (étant déjà réel par essence). C’est l’être, doté d’une identité personnelle, qui reconnaît ou réalise qu’il n’avait en vérité jamais été séparé du Soi. Si cette « réalisation » devient permanente et que l’être s’établit dans cette conscience d’être en unité avec l’Esprit et donc aussi avec tout ce qui est, on peut alors parler de Délivrance, de Réalisation du Soi ou encore de Libération spirituelle. Dans l’hindouisme, un tel être est appelé un Jīvan-Mukta, ce qui signifie « Délivré » ou « Libéré-Vivant ». Voici la description qu’en fait Adi Shankara dans le Viveka Chudamani :

« Il vit dans une constante béatitude, il a presque oublié l’univers des phénomènes. Même lorsque sa pensée est immergée en Brāhman, il est néanmoins tout à fait éveillé, mais en même temps libre des caractéristiques de l’état de veille. Il n’a plus l’idée de “je” et de “mien”, même pour le corps qui le suit comme une ombre. Il ne se remémore pas les jouissances passées, ne s’inquiète pas de l’avenir et considère le présent avec indifférence. Il regarde avec équanimité le monde empli d’éléments qui possèdent des mérites et des démérites. Lorsque se présentent des choses agréables ou pénibles, il garde dans les deux cas la même attitude et son esprit n’est pas troublé. Il lui est indifférent que son corps soit adoré par les bons ou tourmenté par les méchants [4]. »

Vécu constant et éveil temporaire

Le Libéré-Vivant tel qu’il vient d’être décrit vit l’état naturel de Samādhi appelé Turīya ou Sahaja-samādhi, état qui peut être défini comme la faculté d’être pleinement conscient d’être un avec l’Esprit suprême, immatériel, et en parallèle, d’être pleinement conscient des phénomènes du monde sensible, matériel, ce qui permet ainsi à l’être éveillé de vivre les deux « versants » de la réalité pour ainsi dire, dans un état d’unité et d’harmonie parfaites, source d’une béatitude infinie.

Étant conscient de son environnement direct, un tel être peut interagir avec les autres êtres, avec l’ensemble des fonctions mentales et physiologiques de l’âme qu’il continue bien sûr d’incarner et que son état d’éveil n’a évidemment pas annihilées. En vérité, la seule chose qui a été détruite, c’est l’illusoire impression de séparation qui existait au niveau de son ego avant l’état d’éveil. C’est d’ailleurs ce qui fait toute la différence puisque cette délivrance de l’illusion de l’ego séparé permet à cet être de fonctionner naturellement, sans l’interférence de la structure mentale et donc sans les mécanismes de défense qui lui sont généralement associés (névroses, psychoses, perversions, etc.). Étant libérée de la structure mentale, sa conscience individuelle n’est plus « voilée » et la lumière spirituelle peut ainsi se réfléchir dans sa psyché et y produire l’épanouissement des centres d’énergie. En conséquence, il est possible qu’il acquière certaines facultés psychiques mais indépendamment de cette possibilité, ce sont dans tous les cas la plénitude, l’harmonie, la joie, la compassion et l’amour dont sa psyché est imprégnée qui différencie son vécu de celui des autres êtres encore limités par leurs illusions.

N’ayant plus de « moi » à défendre, le Libéré-Vivant est entièrement détaché et désintéressé à titre personnel. Il n’est absolument pas attaché aux résultats de ses actions, comme aux avantages que lui procurent ses capacités et pouvoirs extraordinaires s’il en est doté. Si toutefois il devait en faire usage à un moment ou à un autre parce que les circonstances l’exigeraient, cela serait de toute manière totalement juste, en adéquation avec l’Ordre naturel des choses, et cela ne produirait par conséquent aucun déséquilibre et donc aucun karma positif ou négatif pour lui.

Lorsque la Réalisation du Soi est effective, il est dit qu’aucun retour en arrière n’est possible, à savoir que l’illusion de l’ego séparé ne peut pas se reconstituer. Traditionnellement, c’est l’image de la rivière qui se jette dans l’océan pour s’y diluer complètement sans aucune possibilité de se reformer par la suite. Cette métaphore indique le passage de l’état d’existence où l’être s’identifie à l’âme et à sa conscience individuelle (créant, en conséquence de cette identification, cette illusoire impression de séparation au niveau de l’ego) à la conscience d’être le Soi, nouvel état d’être à partir duquel l’âme individuelle et toutes les énergies qui la composent (y compris les pensées) sont observées avec détachement comme tous les autres phénomènes, considérés comme périphériques par rapport au Soi, qui Lui est central par rapport à eux. Dans ces conditions, la personnalité demeure parfaitement fonctionnelle mais l’être ne la confond simplement plus avec sa véritable essence qui est le Soi.

Si la Réalisation du Soi, par définition définitive, est très rare, il est relativement fréquent en revanche qu’un être fasse l’expérience d’un état d’expansion de conscience qui se manifeste par de la félicité, de l’émerveillement ou la sensation mystique de fusionner avec le « Tout ». L’état naturel Turīya ou Sahaja-samādhi tel que décrit ci-avant, qui détermine la Réalisation du Soi lorsqu’il est permanent, peut aussi être vécu temporairement sur une période qui peut grandement varier selon les cas [5].

Dans la grande majorité des cas, la conscience habituelle du « moi » est grandement altérée au cours d’une telle expérience d’éveil. Une fois terminée, l’ego revient avec tous les problèmes personnels et relationnels qui lui sont attachés, mais il arrive que l’être confonde malgré tout son expérience d’éveil temporaire avec la Réalisation du Soi et qu’il se considère par conséquent définitivement éveillé. Dans ce cas, il va se servir de cette expérience pour se valoriser et adopter une manière de parler qui donnera l’impression à ses auditeurs qu’il est effectivement libéré de l’ego, alors qu’au fond de lui il sait pertinemment que ce n’est pas le cas. L’essentiel sera alors pour lui de faire illusion pour en tirer des avantages sur le plan mondain.

Si, dans ce cas précis, l’ego se « narcissise » davantage encore en capitalisant sur son expérience d’éveil temporaire, elle peut aussi avoir pour effet d’amplifier la souffrance de l’être dans la mesure où les schémas égotiques qu’il aura conservé après son expérience lui paraîtront beaucoup plus marqués, « contrastés ». En effet, après avoir fait l’expérience de la lumière vive (celle du Soi), les ténèbres (celles de la nature inférieure) lui sembleront d’autant plus noires et obscures. L’être traverse alors sa « nuit noire de l’âme », période durant laquelle sa souffrance est exacerbée.

L’expérience temporaire d’éveil ne constitue donc en aucun cas un accomplissement. Si elle peut présenter un avant-goût de ce qu’est la Réalisation du Soi, il doit être bien clair que l’être qui aura pu y goûter devra ensuite travailler sur lui-même de manière à purifier sa psyché et rendre ainsi sa personnalité réceptive à la lumière spirituelle, qui seule a le pouvoir de libérer définitivement l’être de la dictature de l’ego. C’est là tout le sens du titre de l’excellent livre de Jack Kornfield : Après l’extase, la lessive, dont voici un bref extrait :

« Recevoir la grâce, s’ouvrir à l’illumination, devenir sage n’a jamais été chose facile même pour les maîtres ; Cela a toujours été décrit comme une purification ardue : purifier, lâcher prise, se dépouiller [6]. »

Le Néo-Advaïta et ses pièges

Le Néo-Advaïta est une nouvelle forme, non-traditionnelle, de l’Advaïta Vedānta, véhiculée à partir de la fin du XXe siècle par des occidentaux sur la base d’enseignements transmis par certains maîtres indiens tels que Rāmana Maharshi, Nisargadatta Maharaj et Papaji, pour ne citer que les plus connus.

En prenant de grandes libertés dans l’interprétation et la transmission de ces enseignements, les adeptes du Néo-Advaïta ont commencé à propager la croyance qu’il n’y aurait rien à faire pour s’éveiller puisqu’en réalité l’ego est une illusion et que de ce fait il n’y a évidemment personne qui puisse être libéré ou illuminé.

Voyant en ce nouveau système philosophique un moyen facile et rapide de se libérer de la souffrance sans avoir à produire le moindre effort personnel, de nombreux chercheurs spirituels se sont laissés séduire et ont adopté le mode de pensée et la rhétorique particulière qui caractérisent le Néo-Advaïta. Certains d’entre eux ont même pu devenir, grâce leur talent d’orateur, leur charisme et les possibilités offertes par les nouveaux canaux de communication, des « enseignants Satsangs [7] » très populaires et très influents, suivis par des milliers voire des millions de personnes.

Faire un business de l’Advaïta, comme beaucoup le font aujourd’hui, ne serait pas dramatique si des illusions n’étaient pas distillées au travers de leurs enseignements. En affirmant qu’il n’y a personne à libérer ou à éveiller, ils confondent tout simplement le plan absolu et le plan relatif et induisent en erreur les chercheurs sincères en quête de Libération spirituelle.

Sur le plan absolu, il est évident que le Soi est déjà parfait et qu’il n’a pas à être réalisé (étant le « réel » en soi), mais le problème est que l’être ne le réalise pas sur le plan relatif qui est le sien (celui de l’ego ou de la personnalité). Pour le chercheur qu’il est, il est bien évident qu’il n’est pas « éveillé » puisqu’il est conscient de souffrir et de se sentir séparé du monde qui l’entoure, et que son expérience ne correspond de toute évidence absolument pas à l’état de félicité absolue et au sentiment d’unité dont témoignent ceux qui le sont. Lui enseigner, à ce chercheur, qu’il n’y personne à libérer ou personne qui puisse être éveillé dans la mesure où l’ego serait une illusion et que seul le Soi impersonnel serait réel, peut certes être concevable pour lui sur le plan théorique, mais en pratique cela ne l’aide absolument pas, et peut même ajouter de la confusion voire de la culpabilité à sa démarche.

Aussi, si sur le plan absolu, il n’y a aucun effort à faire pour être le Soi puisque la nature du Soi est d’être ce qu’il est, il y a bien un effort à faire pour celui ou celle qui est identifié à sa personnalité et qui ne réalise absolument pas cette vérité dans l’état de conscience égotique qui détermine son expérience en tant qu’individu vivant l’illusion de la séparation.

S’il n’y avait aucun effort à faire pour réaliser le Soi à partir de l’état d’ignorance et d’illusion propre à l’ego, alors il est évident que tous les êtres humains vivraient libres et heureux. Or, ce n’est de toute évidence pas le cas comme en témoigne le vif engouement que l’on observe de nos jours pour le développement personnel et la spiritualité. Si tout un chacun est déjà le Soi en essence et qu’il n’y a rien à faire pour « atteindre » ou « accomplir » le Soi qui est déjà au cœur même l’existence, il faut en revanche faire un effort pour se libérer de l’ignorance et des illusions mentales qui empêchent de vivre l’état d’union parfaite avec l’Esprit universel.

Dennis Waite a écrit un ouvrage pour dénoncer spécifiquement les discours trompeurs des enseignants du mouvement néo-advaïtin. En voici quelques extraits :

« Le néo-advaïtin déclare que “nous sommes déjà illuminés”. C’est là une erreur fondamentale, qui provient d’une incapacité à définir clairement les termes et qui crée beaucoup de confusion. Il est vrai que nous sommes déjà Brāhman, la réalité non-duelle, parce qu’il n’y a que Cela. Mais le problème c’est que nous ne le réalisons pas. L’illumination se produit quand nous le réalisons. C’est pourquoi on utilise aussi le terme de Réalisation ; c’est la connaissance directe du Soi que nous sommes déjà. L’erreur pourrait venir de l’utilisation du terme sanskrit moksha pour désigner l’illumination. Au sens strict, ce mot signifie “libération”, ce qui est trompeur parce qu’en réalité nous sommes déjà libres. Ce qu’il signifie, c’est la libération de la croyance erronée que nous ne sommes pas libres. […] En réalité nous sommes déjà Brāhman, simplement parce que Brāhman est tout ce qui est ; mais nous pensons être une “personne” séparée. Suite à l’illumination, cette “personne” apparaît comme non existante en tant qu’entité séparée ; on sait que “je suis Cela” (c’est-à-dire Brāhman). [8] »

« Comme l’illumination est un événement dans le mental, il s’ensuit que celui-ci doit être prêt pour cet événement ; d’où le besoin de préparation mentale et de discipline. […] Au sens traditionnel, la pratique ne se rapporte pas au mental essayant d’atteindre l’illumination, mais à la préparation mentale. La connaissance ne peut être obtenue que dans un mental relativement calme et paisible. […] Swami Chinmayananda dit que l’objectif est d’éliminer l’ignorance, après quoi la connaissance brille d’elle-même. “Il faut enlever les nuages ; le soleil n’a pas besoin d’être éclairé” [9]. »

Quelques citations à méditer

« La grâce signifie totalité, unicité, il n’y a aucune fragmentation. » Nisargadatta Maharaj

« Oui, cet espace est facile à reconnaître. Plus facile à reconnaître que n’importe quoi d’autre. Il est plus proche que nos pensées, nos sensations. La présence éveillée est présente avant toute pensée, avant toute sensation. Tout baigne en elle. Nous sommes cette présence. Il suffit de retourner le regard vers ce qui regarde. » Mingyour Rimpoché

« Si l’on devient lucidement attentif, on dispose d’une extraordinaire énergie : une énergie qui n’est pas due à une résistance… cette énergie de l’attention, c’est la liberté ! » Krishnamurti

« Cela ne coûte rien d’accroître son énergie. Elle augmente lorsque vous êtes pleinement présent, que vous ne vivez ni dans le passé, ni dans l’avenir. Vous devez absolument vous concentrer sur l’instant présent. » James Redfield

« En vérité cette connaissance n’est pas à atteindre puisqu’elle est déjà au cœur de notre être, elle est seulement à dégager des obscurités qui la voilent. » Jean-Pierre Giudicelli

« Dans la recherche du soi (vichāra) réside la félicité, tout ce que le cœur peut désirer. La grande difficulté vient de ce que nous ignorons qui nous sommes. C’est le problème de notre vie. Mais lorsque nous voyons notre véritable Identité, nous découvrons que nous sommes incroyablement bénis, depuis toujours et de toutes les manières possibles. Le secret du remède à notre problème, est de voir qui a le problème. » Douglas Harding

Pratique

Si les êtres ayant atteint la Réalisation spirituelle au cours de leur incarnation sont rares, ceux qui, parmi eux, ont choisi la voie de l’enseignement, le sont plus encore, car un être spirituel accompli ne choisit pas forcément d’expliquer aux autres la voie qu’il a parcourue lui-même pour atteindre la Délivrance ; il peut demeurer silencieux dans une relative passivité, ou au contraire être actif dans la société, sans n’avoir aucun disciple autour de lui dans un cas comme dans l’autre, passant relativement inaperçu aux yeux des profanes indifférents à son rayonnement.

Parmi ces rares Libérés-Vivants (au sens où l’entend l’Advaïta Vedānta) qui ont choisi d’enseigner la voie du retour vers Soi, il y a eu le Bouddha Siddhârta Gautama, Milarépa, Jésus-Christ, Tchouang Tseu, Platon, Socrate, Pythagore, Maître Eckhart, pour ne citer que les plus connus. Plus proche de nous, le maître hindou Rāmana Maharshi a eu un rayonnement très important, tant en Orient qu’en Occident.

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[1] Soit dit en passant, c’est le biais sur lequel repose tout le matérialisme scientifique, doctrine selon laquelle la matière est la seule et unique réalité.

[2] L’enseignement de Rāmana Maharshi, Éditions Albin Michel, 2005, p. 95.

[3] Jean 10:30.

[4] Viveka Chudamani, § 428 à 440 ; cité par Jean Herbert, Spiritualité hindoue, Éditions Albin Michel, 1972, p. 132.

[5] Lire à ce propos le récit de Patrick Mel dans le cours 5, chapitre « Témoignage de l’état d’Éveil spirituel ».

[6] Éditions Pocket, 2010.

[7] Satsang est un mot sanscrit composé de deux racines : sat qui signifie « vérité » et sangha qui peut être traduit par « assemblée ». Ce terme exprime donc l’idée d’ « être en compagnie de la vérité », et l’on peut nommer ainsi tout rassemblement de personnes qui écoutent un maître ou un enseignant parler de vérités spirituelles.

[8] L’Illumination, le chemin dans la jungle, Éditions Le Lotus d’Or, 2009, pp. 42-44.

[9] Ibid, pp. 91-95.