À en croire l’enseignement de certains enseignants spirituels, « tuer le moi » ou « détruire l’ego » serait le passage obligé pour atteindre l’Éveil. C’est aussi ce que laissent supposer les rites de passages que l’on rencontre dans certaines traditions, appelés « mort symbolique » ou « mort initiatique ». Les religions en parlent également sous diverses formes telles que : « l’extinction du moi », « dépouiller le vieil homme », « renaître ». Des expressions symboliques évoquent également cette idée d’un passage d’un état de conscience fondé sur le « moi » à celui fondé sur le « Soi » : c’est le papillon qui prend son envol après avoir quitté sa chrysalide, ou le phénix qui renaît de ses cendres.
Toutes ces expressions font allusion à une opération intérieure bien réelle, qui est en vérité bien davantage une opération de transformation que de destruction. Fidèlement à cette fameuse maxime selon laquelle « rien ne se perd, rien ne se crée ; tout se transforme », l’ego est transmuté puis sublimé pour renaître à un nouvel état de conscience, fondé sur l’unité. Autrement dit, une fois l’Éveil atteint, l’ego demeure, mais l’état de conscience qui lui est associé est complètement différent de celui qui était le sien lorsqu’il était encore plongé dans l’ignorance.
Si quelque chose doit mourir, ce n’est donc pas l’ego en tant que « conscience individuelle » qui est une fonction absolument nécessaire dont l’être a besoin pour vivre l’état d’incarnation, mais l’ancien état de conscience de l’ego, fondé sur l’illusion de la séparation. Si l’ego était détruit, comment l’Être éveillé pourrait-il tout simplement continuer à vivre et exécuter les tâches les plus banales du quotidien comme aller aux toilettes quand « il » en ressent le besoin, manger quand « il » a faim ou aller se coucher quand « il » est fatigué. Deviendrait-il une sorte de somnambule placé de manière permanente dans un état de transe hypnotique « divine » aux commandes duquel se trouverait Dieu Lui-même, sans être nullement conscient de ce qu’il est en train de vivre « ici-bas » ? Est-ce qu’il n’y aurait vraiment plus « personne » pour agir, penser, bouger, comme l’affirment les gourous du néo-advaïta très à la mode aujourd’hui ?
Ce n’est de toute évidence pas ainsi que les authentiques éveillés parlent de l’Éveil. Le fait simple fait qu’ils continuent de s’exprimer en ayant spontanément recours au pronom « je », qu’ils se sentent concernés par des besoins physiologiques comme manger ou aller à selle, qu’ils répondent à des questions parce qu’ils savent que c’est à eux qu’elles sont posées et non à d’autres, pour ne citer que ces seuls exemples, démontre qu’il y a bien une « conscience personnelle » qui persiste après l’Éveil et qui se sent effectivement concernée par les phénomènes dont « cette personne » dotée de « ce corps » est en train de faire l’expérience, expérience que cette personne sait être différente de celle des autres personnes qui partagent sa réalité directe (dont elle sait être distincte sans toutefois s’en sentir séparée, et c’est cela qui fait TOUTE la différence, comme on le verra plus loin…).
Eu égard au bon sens le plus élémentaire, en effet, comment toutes ces activités pourraient-elles encore avoir lieu sans une conscience personnelle qui continue bien évidemment d’être associée à l’incarnation permettant à l’être de se positionner par rapport au monde qui l’entoure et bien évidemment être conscient qu’il pense, qu’il éprouve des émotions et qu’il est doté d’un corps qui continue à manifester d’innombrables processus physiologiques bien réels ?
Lorsqu’il est question de « détruire l’ego », il ne peut donc de toute évidence pas s’agir de l’anéantissement de cette personnalité dotée de conscience, dont l’existence est absolument nécessaire ne serait-ce que pour sentir, percevoir et être conscient de l’espace et du temps, tout ce qu’il y a de plus indispensable pour vivre une vie équilibrée en société. Non, ce qui est à détruire ou à dissoudre, ce sont les conditionnements mentaux qui alimentent l’illusion de la séparation dont l’ego souffre, et dont il doit précisément se libérer pour que son état d’être puisse évoluer et s’épanouir dans l’unité, la paix et la félicité.
La transformation de l’ego
Pour réaliser que cette transformation de l’ego est possible, il peut être intéressant de se référer à l’expérience de nombreux êtres qui ont pu vivre certains états de grâce éphémères, voire de NDE (expérience de mort imminente). Au cours de telles expériences, ils ont pu se sentir unis au grand « Tout », comme si l’impression de séparation inhérente à leur état de conscience habituel avait soudainement disparu pour céder la place à l’expérience de l’unité.
On pourrait dire que pour elles, l’ego en tant que « moi séparé » n’existait plus sous sa forme habituelle durant cette expérience d’illumination spontanée et temporaire (que les japonais appellent Satori, soit dit en passant). Beaucoup ont pu témoigner qu’ils vivaient un état de paix, d’unité et de félicité sans que leur conscience soit annihilée pour autant. En effet, ils affirment qu’ils étaient pourtant bien présents en tant qu' »êtres conscients » pour « ressentir » et apprécier cette impression d’unité avec toutes les autres formes de vies présentes autour d’eux.
De toute évidence, et en toute logique, on peut donc affirmer qu’une « présence dotée de conscience » était là pour vivre cette expérience, et que c’est cette même « présence » qui était là pour en témoigner une fois cet état de grâce passé et l’état de veille habituel (celui du « moi séparé ») retrouvé.
D’autres personnes ayant vécues de semblables instants de plénitude et de félicité ont pu témoigner d’un état d’être très agréable qui ne les empêchait toutefois pas de ressentir la souffrance des autres êtres autour d’eux. Comment cela aurait-il été possible là aussi sans cette même « présence » qui avait pleinement conscience d’être distincte des autres sans pour autant s’en sentir séparée puisqu’elle ressentait leur souffrance ?
Il y a là une sorte de paradoxe qui dépasse l’entendement du mental et qu’il n’est pas possible de comprendre vraiment sans avoir fait soi-même l’expérience d’un tel état de grâce, qui précisons-le se distingue uniquement de l’Éveil du fait qu’il ne dure pas (alors que l’Éveil est ce même état de grâce, mais permanent).
Sur la base de ce qui vient d’être dit, l’invitation de certains enseignements à « détruire l’ego » serait totalement incompréhensible et absurde si on associait l’ego à cette « conscience individuelle », cette « présence » dont nous sommes toutes et tous dotés et qui nous permet de percevoir, sentir, goûter, etc., puisque cela reviendrait à supprimer la faculté même d’être conscient de ce qui se passe dans la réalité et de se positionner en conséquence face à elle.
Alors, que faut-il détruire ?
On peut déduire de ce qui précède que ce qui est à détruire est l’illusoire impression de séparation associée à l’ego, induite par le phénomène de l’identification aux conditionnements mentaux. C’est l’identité mentale qui en résulte qui vient en quelque sorte « voiler » la véritable essence de la conscience individuelle ou ego, qui n’est autre que la pure êtreté, ou sat-chit-ananda comme l’enseigne la tradition hindoue, c’est-à-dire être (ou vérité), conscience pure et félicité.
L’essence de la conscience individuelle est sat-chit-ananda, ce qui inclut la faculté d’être pleinement conscient, ou autrement dit d’être attentif à ce qui se passe de manière équanime, dans un état de silence intérieur parfait où le sujet et l’objet de sa contemplation restent distincts sans toutefois être séparés, faisant naître ainsi l’expérience de l’unité, de l’amour et de l’amitié véritables.
Précisons que le mental en tant que tel n’est pas à blâmer car séparer et diviser est sa fonction même. Il est précisément utile à cette fin pour tout ce qui touche à l’analyse, à la logique, à la raison et à la morale. Et si l’on veut être tout à fait précis et rigoureux en ce qui le concerne, ce n’est pas lui qui est responsable de la création de l’impression de séparation, mais les impulsions contraires qui sont à l’œuvre à son niveau, soit les impulsions d’attachement-désir et de rejet-aversion.
Étant ce qu’on pourrait appeler « l’instinct de survie », ces impulsions contraires ont pour fonction de protéger l’intégrité du corps et de l’âme individuelle dans son ensemble[1]. Mais elles outrepassent en quelque sorte leur fonction première lorsqu’elles infiltrent la dimension psychique pour défendre et protéger non plus uniquement l’individualité, mais également cette fausse identité mentale qui lui est associée : le « je séparé ». C’est ainsi qu’elles deviennent nuisibles et qu’elles induisent en erreur la conscience individuelle en la faisant « chuter[2] » dans l’expérience de la dualité, de la séparation et de la souffrance qui vont avec.
C’est donc en ignorant être de même nature que l’Esprit et en croyant à tort n’être que cette personnalité ou âme vivante qu’il incarne, que l’être conscient s’illusionne et erre dans les dédales de la dualité, créant lui-même, par le fait de son ignorance, la peur et la souffrance qui en résultent.
S’il y a quelque chose à annihiler, ce n’est donc pas l’ego, mais l’influence des impulsions contraires à l’intérieur même de la psyché, ce qui peut se faire très simplement par une « conversion intérieure » grâce à laquelle la conscience s’en désidentifie et retrouve l’équanimité de sa nature spirituelle primordiale.
Pour une utiliser une image parlante, c’est un peu comme si l’impression de séparation vécue par l’ego était une plante grimpante qui repoussait sans cesse tant qu’on en aurait pas extrait entièrement les racines, qui symbolisent ici ces impulsions contraires actives dans la psyché.
Il s’agit d’un processus de détachement, de renoncement et de purification intérieure qui constitue le but fondamental de la pratique spirituelle sous toutes ses formes. Grâce à ce processus de désidentification, indépendamment de la pratique spirituelle utilisée à cette fin, les tendances contraires ne sont plus nourries et cessent par conséquent d’alimenter en retour cette fausse représentation mentale d’un « je séparé », permettant progressivement au « je » conscient de retrouver son état d’unité primordiale.
C’est ainsi que la conscience individuelle s’illumine et peut à nouveau voir le monde à travers elle, un monde qui reflète alors la propre essence de la conscience : perfection, amour, unité, ou comme le dit la tradition hindouiste : sat chit ananda.
C’est la raison toute simple pour laquelle l’ « éveillé » ne voit plus le monde comme les autres le voient. Ayant « vaincu » le monde, il ne voit plus que l’amour et l’unité, au cœur de la diversité dont il demeure toutefois parfaitement conscient, comme de « ce corps », « ces pensées » et « ces émotions » qui colorent sa propre « présence consciente », sans jamais plus les confondre avec elle, donc avec sa nature profonde, qu’il est en essence.
Comment définir la conscience ?
Si la conscience est bien réelle puisque nous ne pouvons pas nier le fait d’être conscient ici et maintenant, cela ne nous dit toujours pas ce qu’elle est par rapport à cette personnalité ou âme individuelle que l’on incarne.
Eh bien c’est ce qu’on pourrait appeler le cœur de l’âme, l’étincelle de vie divine qui insuffle la vie à la personnalité que l’on incarne.
Intrinsèquement, elle est de même nature que l’Esprit : elle est lumineuse, et cette lumière est conscience pure, attention parfaite, vie éternelle, félicité absolue, connaissance vraie (Gnôsis, en grec), non mentale, non relative. Encore une fois : sat chit ananda.
Là où la personnalité est la version la plus périphérique et illusoire de « soi-même », l’être en soi doté de conscience en est la plus centrale et la plus réelle : le cœur de « soi-même », que l’on ne saurait connaître autrement que par le simple fait de l’être, en pleine conscience.
Symboliquement, la conscience est le centre de la roue qui tourne autour de lui tout en restant lui-même parfaitement immobile ; c’est la profondeur de l’océan qui contemple les vagues à sa surface ; c’est l’écran blanc de cinéma sur lequel se joue le film avec ses innombrables images, sans en être nullement affecté.
Cette conscience étant ce que nous sommes en essence, nous ne pouvons pas en être séparés (c’est une évidence dit comme cela…). À chaque instant, nous sommes conscients, et « être conscient » est ce qui traduit le mieux ce « moi profond » que nous sommes, au-delà de ce « voile » d’illusion qu’est le faux moi qui nous empêche de le réaliser pleinement, réalisation qui caractérise précisément l’Éveil spirituel.
L’expérience de l’unité qui accompagne de manière permanente l’Éveil spirituel en est en quelque sorte le « reflet » dans le monde manifesté, qui se superpose à ce dernier et qui permet d’en réaliser l’unité fondamentale sans que disparaisse pour autant l’immense diversité des phénomènes et des formes qui le compose superficiellement.
La diversité est la loi du monde. Mais une Unité parcourt la diversité. Le Soi est le même en tout. Dans l’esprit, il n’y a pas de différence. Toutes les différences sont externes et superficielles. Découvrez l’Unité et soyez heureux.
Râmana Maharshi
Être, tout simplement
Il s’agit de redevenir purement et simplement conscient d’être, mais aussi conscient de ce qui survient ici et maintenant, au travers d’un attention pure, équanime, donc dénuée d’identification à toute forme d’impulsions mentales et émotionnelles.
Dans ces conditions, privées de l’énergie de l’attention, les impulsions contraires se dissolvent progressivement. Comme les vases communicants, à mesure que le voile de l’illusion s’étiole, l’équanimité de la conscience s’intensifie. En conséquence, la conscience individuelle (ou l’ego) devient de plus en plus libre et transparente, permettant à la Lumière spirituelle, celle du pur Esprit, de s’y propager pour atteindre le monde et s’y réfléchir de plus en plus pleinement.
L’expérience qui découle de cette illumination intérieure graduelle est un sentiment d’unité grandissant, l’ouverture du cœur toujours plus large, la sensation de plus en plus palpable qu’il n’y a que l’amour au-delà des formes superficielles qui continuent pourtant d’habiller la réalité.
Puisque dans l’absolu nous sommes DÉJÀ l’Esprit, tout ce qu’il convient de faire est simplement de cesser d’entretenir ce voile de l’illusion qui empêche la conscience que nous sommes de rayonner son essence dans l’expérience que nous faisons du monde sensible.
[1] Ces forces naturelles contraires ne sont pas mauvaises en soi, bien au contraire. Elles assurent la cohésion au sein de tout le Vivant et participent ainsi à l’Ordre naturel des choses. Davantage complémentaires qu’opposées, ces forces antagonistes, yin et yang, sont responsables notamment de l’activité cellulaire (assimilation et élimination), de celle du cœur (diastole et systole) et de celle de la respiration (inspiration et expiration). Les alchimistes les appellent solve et coagula…
[2] Le mot « chute » n’est pas choisi au hasard. Il nous rappelle celle d’Adam et Ève qui, après s’être laissés tenter par le Serpent et avoir goûté du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal (connaissance mentale, relative, duelle), se sont condamnés à quitter le Jardin d’Éden, dimension symbolisant l’expérience de l’unité propre à l’état de grâce spirituel décrit plus haut. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le Serpent est souvent représenté enroulé en forme de spirale autour de cet arbre de la connaissance du bien et du mal, et que c’est exactement la forme que prennent ces forces naturelles à l’intérieur même de l’anatomie subtile de l’être humain, où leur courant suit le tracé des nâdîs idâ et pingalâ, de nature respectivement yin et yang, formant une spirale à double hélice autour de l’axe central sushumnâ.