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Étymologiquement, « se divertir », signifie « se détourner ». Celui qui se divertit se détourne. De quoi ? Le plus souvent de ce qui est désagréable, ennuyeux, douloureux, etc.
Sur la base de l’étymologie, on peut déduire que la recherche du divertissement découle dans la majorité des cas d’un désir d’échapper à ce qui est inconfortable et déplaisant, pour éprouver, en conséquence de cet « évitement », un sentiment d’apaisement agréable, voire euphorisant. Selon une logique binaire, on dirait que le divertissement permet d’échapper au « mal » pour jouir du « bien ».
C’est un mécanisme de fonctionnement universel, que l’on rencontre chez l’être humain depuis des siècles, voire des millénaires. En réalité, il est inhérent à la nature animale de l’être humain. En effet, face à une forme ou une autre de douleur ou de souffrance, il est naturel et instinctif que l’on cherche à lui échapper. En cela, il n’est pas infondé de considérer que la recherche du divertissement comporte une part de névrose.
Le problème est que la souffrance, quand elle est de nature émotionnelle, ne devrait pas être fuie, mais accueillie, observée, encouragée même, avec bienveillance. Autrement, on risque de réprimer et de refouler tout ce que l’on n’aime pas en soi-même et donc de créer une division à l’intérieur de notre psyché, avec d’un côté ce qui est « bien » (la lumière) et, de l’autre, ce qui est « mal » (l’ombre).
Si ce que l’on n’aime pas en soi (le « mal » ou « l’ombre en soi ») n’est pas remonté à la lumière de la conscience, il perdure et peut même se cristalliser dans le corps sous la forme de maladies. On parle alors de maladies psychosomatiques. C’est le fameux « mal a dit »…
Certes, l’accueil de la souffrance est désagréable puisqu’on y fait face et qu’on éprouve les sensations qui en manifestent la présence dans le corps. Mais si l’on renonce à la tentation d’échapper à cet inconfort émotionnel et que l’on s’abandonne en disant intérieurement « OUI » à la souffrance, celle-ci peut rapidement se transmuter, passant d’un état désagréable à un état agréable. Car en effet, si la souffrance émotionnelle résulte du refus de ce qui est, lorsque la résistance et le contrôle cessent, elle se libère et révèle sa dimension lumineuse, bénéfique.
C’est donc l’acte même du lâcher-prise qui s’avère difficile, car avant que la souffrance se libère et se transmue en sensation agréable, elle est d’abord ressentie sous son aspect « ténébreux », forcément désagréable.
Le divertissement pour fuir la souffrance
Le divertissement permet d’échapper à la souffrance émotionnelle sans avoir à vivre ce passage difficile du lâcher-prise. Seulement, sans le lâcher-prise salutaire, la souffrance n’est pas transmutée, mais réprimée ou refoulée. Le divertissement la couvre simplement d’une couche artificielle de plaisir, conditionné au fait d’y avoir échappé temporairement.
Car en effet, si le divertissement s’accompagne de stimulations suffisamment fortes et captivantes pour l’attention, la souffrance de l’âme est seulement anesthésiée, recouverte. Comme l’a dit Jung : « tout ce qui n’a pas été porté à la lumière de la conscience, revient sous la forme du destin ». En effet, ignorée, réprimée, la souffrance de l’âme réapparaîtra dans le futur et ce avec d’autant plus d’intensité qu’on l’aura fortement voilée par notre tendance, parfois compulsive, à la fuir en cherchant le divertissement.
C’est un mécanisme malsain car en plus d’approfondir le mal-être à l’arrière-plan, il engendre un état de dépendance qui appelle des sources de stimulation toujours plus fortes. En effet, si la souffrance augmente, il faut aussi augmenter la « dose » de stimulation pour continuer à l’occulter.
Le consommateur dépendant de sa dose de divertissement est comme le drogué qui s’habitue à sa substance et qui doit en augmenter la dose pour continuer à en ressentir les effets, avec le risque de vivre une overdose. Beaucoup de troubles mentaux et de maladies physiques trouvent leur cause dans ce mécanisme de recherche de sources de stimulation toujours plus fortes, avec la part de nocivité qu’elles comportent inévitablement.
La société de consommation prospère d’ailleurs sur ce mécanisme destructeur pour l’âme vivante. Après la première guerre mondiale, l’idéologie consumériste a vu le jour. Alors que, auparavant, la consommation servait à satisfaire des besoins fondamentaux, le système capitalisme a compris qu’il pouvait assurer sa croissance en éveillant, chez le consommateur, des désirs pour des choses dont il n’a pas vraiment besoin mais qui lui permettent de compenser.
Ce fut une révolution dans le rapport à la consommation, car à partir de là, l’être humain a adhéré à la croyance que son bien-être et son épanouissement étaient liés en tout premier lieu à la consommation. Selon cette croyance qui se marie à merveille à la philosophie hédoniste, si on souffre, il nous suffit de consommer pour aller mieux ; consommer va nous « remplir » et nous permettre de compenser, de nous sentir exister, de nous valoriser, d’être socialement reconnu (sentiment d’appartenance au groupe), etc.
Mais il s’agit d’un leurre puisque ce bonheur n’est pas l’état primordial de l’être éveillé qui vit sans souffrance, mais le plaisir conditionné par le fait d’avoir échappé temporairement à la souffrance.
C’est ainsi que le « diverti se ment » ! Grâce au divertissement, il vit dans l’illusion d’être libre et heureux, alors qu’il est prisonnier de ses conditionnements, dont la plupart sont élaborés de toute pièce par le Système, pour ses propres intérêts avant tout.
Sans le divertissement et la consommation qui lui est indissociablement liée, l’être sent que la souffrance risque de remonter à la surface et qu’elle sera excessivement désagréable, d’autant plus désagréable qu’elle aura été depuis longtemps réprimée et occultée. Il s’en rend donc dépendant pour éviter de souffrir.
Bien entendu, le fait de se divertir peut avoir son utilité quand on est à bout de souffle, épuisé par un long travail harassant, en cela que le divertissement permet de se changer les idées et de se détendre un peu. Il y a toutefois lieu de considérer la nature du divertissement, car il y a une différence entre passer tout son temps libre sur les réseaux sociaux, par exemple, et faire une marche en conscience dans la nature, ou une méditation. Ce second type d’activités n’a d’ailleurs rien d’un divertissement puisqu’il nous permet un salutaire retour vers soi.
Retour vers soi et introspection
Se divertir consiste à détourner l’attention de l’essentiel et de l’utile, c’est-à-dire de tout ce qui participe à l’éveil ou à l’épanouissement de l’âme. Comme nous l’avons vu, ce détournement a principalement pour fonction d’échapper à la souffrance de l’âme qui, pour être libérée, doit être mise en lumière, conscientisée, par l’attention de l’être.
Le divertissement s’avère donc un obstacle à l’éveil, qui devrait donc dans la mesure du possible être abandonné au profit d’un retournement de l’attention, d’une conversion intérieure.
Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. » Blaise Pascal
Analysons cette phrase de Pascal car elle renferme une profonde vérité. Le philosophe nous dit que le malheur de l’être humain vient du fait qu’il est incapable de rester seul avec lui-même, dans le silence et l’introspection.
Pourquoi cette incapacité alors que cela paraît pourtant si simple ? Eh bien parce que le silence de l’introspection révèle ce que l’homme ne veut pas voir de lui-même. Il y a tout un pan de sa personnalité qu’il n’aime pas et qu’il ne veut donc pas voir ou sentir. Cela peut être une impression de vide, une angoisse, un inconfort physique, des tensions, un mal-être, etc.
Lorsque l’attention n’est plus détournée (par le divertissement) mais tournée vers l’intérieur, l’ombre se révèle et la cathrasis peut s’avérer désagréable.
Or, face à ce qui est désagréable, l’instinct de survie est programmé pour déclencher toute une batterie de mécanismes d’évitement face à l’inconfort, dont celui de la recherche du divertissement. Quiconque a déjà pratiqué des formes de méditation, de yoga ou d’art martiaux internes, sait de quoi il s’agit. Même une activité créatrice qui implique un effort de concentration peut donner lieu à une « fuite » de l’instant vers le divertissement.
Faire face implique donc d’affronter la souffrance et son caractère désagréable. Cependant, celui qui, courageusement, ose faire cette « plongée » dans ses ténèbres intérieures, sera récompensé, car ses parts d’ombre recèlent un fabuleux potentiel de vitalité, de joie et de créativité.
Pour y accéder, il doit d’abord renoncer à ce mécanisme d’évitement qui lui fait chercher le divertissement. C’est une bataille à livrer avec cette part de soi-même qui est programmée pour échapper à la souffrance. En référence aux mythes que l’on rencontre dans de nombreuses traditions, il s’agit d’affronter notre « démon » ou notre « monstre intérieur », celui qui sépare, étouffe, voile, anesthésie, compense. C’est le « gardien » qui s’interpose entre la conscience et l’inconscient, entre la lumière et l’ombre, et qui empêche la réunification intérieure.
Le monstre intérieur, un révélateur
Le monstre intérieur est une fonction mentale qui permet d’échapper à la souffrance émotionnelle. C’est sur ce mécanisme instinctif que prospère la société de consommation car, naturellement, l’être humain peut être facilement programmé et conditionné pour échapper à son mal-être et jouir du plaisir euphorisant qui résulte de cette libération, une libération qui n’est toutefois qu’éphémère puisque tant que la racine de la souffrance n’aura pu être extraite, elle se fera donc à nouveau sentir, déclenchant de nouvelles « fuites en avant » vers le divertissement.
Le mot « monstre » n’a rien de négatif en soi au contraire, comme le révèle son étymologie qui nous apprend qu’il renferme l’idée d’avertir, d’indiquer, de montrer. En effet, lorsqu’il se manifeste par les mécanismes d’évitement et de défense (justifications, mensonges, manipulations, projections, etc.) ainsi que par des sentiments tels que jalousie, haine, colère, anxiété, notre monstre intérieur nous mon(s)tre qu’il y a une souffrance de l’âme qu’il a pour fonction de protéger et de défendre. Par l’usage de notre libre-arbitre, nous pouvons alors nous identifier à ce mécanisme et réagir sous son emprise, ou alors y renoncer et révéler la souffrance de l’âme qu’il avait pour fonction de maintenir voilée. Ce processus de lâcher prise fait office de dévoilement, grâce auquel la souffrance peut être ressentie et transmutée.
Le seul moyen d’être véritablement libre est donc de renoncer à la tentation du divertissement quand il s’avère névrotique, pour « faire retour » et soigner le mal à la racine, en faisant entièrement face à ce que l’on n’aime pas de soi. C’est un renoncement qui a valeur de « sacrifice », au sens étymologique du terme : faire une chose sacrée (sacrum facere en latin).
Ce « mal en soi », qui est la souffrance que l’ego redoute, est en vérité une formidable opportunité d’accéder à une forme de jouissance que le divertissement ne pourra jamais offrir. C’est le trésor caché ou la princesse que le dragon des contes garde farouchement. En effet, lorsqu’elle est accueillie, aimée, encouragée à se manifester dans toute sa nature, l’ombre se révèle et devient lumière, à la manière du plomb qui se transmute alchimiquement en or.
Il s’agit en effet d’une transmutation, qui nous permet de réaliser qu’en vérité, le « mal en soi » n’existe que parce qu’il y a un mental qui sépare, occulte et divise. Quand il y a réunion de ce qui a été séparé, vivre est l’expression d’un Bien suprême, source d’un bonheur et d’un émerveillement sans cesse renouvelé.
Quiconque a déjà pu vivre une telle transmutation intérieure sait de quoi je parle. Pour cela, il faut avoir le courage de renoncer au divertissement pour revenir vers soi et « visiter l’intérieur de la terre », en référence à la formule hermétique.
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