Aujourd’hui, de plus en plus de « penseurs » souhaitent se démarquer des enseignements traditionnels tout comme du développement personnel et de sa version « spirituelle » sous la forme qu’elle peut prendre notamment dans le New Age.
Ils « vendent » un nouveau concept selon lequel il ne faut surtout pas chercher à faire le moindre effort pour changer ou s’améliorer, et qu’il faut au contraire se « foutre la paix » et « cesser toute guerre intérieure ».
Ces iconoclastes de la spiritualité et du développement personnel font la promotion de la nécessité d’un grand lâcher-prise, qui vise à l’acceptation totale de soi-même, tant dans nos forces que nos faiblesses, nos qualités que nos défauts, avec l’idée sous-jacente que nous serions déjà parfaits tels que nous sommes avec nos parts d’ombre et nos parts de lumière. Pour certains d’entre eux, cela va même encore plus loin puisqu’il ne faudrait pas même chercher à guérir nos parts d’ombre, puisque si notre ombre intérieure venait à se transformer en lumière, nous pourrions de ce fait perdre la possibilité de choisir entre l’ombre et la lumière et, par là même, entre le « mal » et le « bien », en conséquence de quoi nous perdrions également notre libre-arbitre et notre liberté tout court. Il s’agit là évidemment d’un raisonnement fallacieux et pernicieux, fondé sur la logique binaire[1], de laquelle il faut impérativement s’extraire si l’on aspire à la paix intérieure et au bonheur.
Dans l’absolu, ils veulent que l’individu qui est en chemin cesse de se comparer à une image idéalisée de lui-même, cette « meilleure version de lui-même » dont on entend aujourd’hui beaucoup parler dans les milieux du « dév perso » et du New Age justement. Cette image d’Épinal peut être inspirée par l’idéal du « saint », du « héros spirituel », du « prophète » ou de l’ « éveillé », comme autant d’images fantasmagoriques de l’être spirituellement illuminé qui, au prix d’âpres efforts et de sacrifices, serait parvenu à se débarrasser de toutes ses parts d’ombre pour, finalement, incarner uniquement « la Lumière », sous la forme de facultés psychiques extraordinaires[2], d’une capacité à aimer inconditionnellement, à vivre dans la béatitude suprême, en somme tout ce qui correspond à l’idée que l’aspirant à l’éveil se fait de la… perfection.
En cela, la démarche de ces « guides spirituels 2.0 » est louable car à leur manière, ils nous mettent en garde contre l’un des pièges[3] les plus importants que l’on peut rencontrer sur la voie spirituelle, un piège qui va avoir pour effet de renforcer la dualité en soi alors que l’on cherche au contraire à se libérer de l’illusion de la séparation et de la souffrance qu’elle génère.
Toutefois, il manque un élément essentiel dans leur approche dont ils n’ont le plus souvent pas conscience, ce qui s’avère dommageable autant pour eux-mêmes que pour celles et ceux qui adhèrent à leur discours, discours qui rencontre un vif succès puisqu’il est basé sur l’absence d’effort et que nous vivons dans une société hypermatérialiste dont la philosophie hédoniste mêlée à l’idéologie consumériste visent justement la recherche du plaisir sans effort.
Structure mentale et ombre intérieure
Cet élément manquant dans leur approche, c’est la distinction fondamentale qui existe entre l’ombre intérieure et la structure mentale, construite sur la base de la peur, et dont le but est de maintenir l’ombre intérieure cachée, voilée. Ce manque est précisément ce qui pose problème, comme je vais tenter de l’expliquer.
Tout d’abord, au sens où je l’entends la structure mentale est un ensemble de modes de fonctionnement psychologiques qui a pour fonction de développer autant que de protéger et défendre le sentiment de soi, l’ego, notamment par la répression et le refoulement des aspects de la personnalité qui ne sont pas valorisés socialement et acceptés moralement.
Pour éviter que le sentiment de soi ne s’en trouve dégradé, la structure mentale va avoir pour fonction de maintenir cachées les ombres intérieures. À cette fin, elle peut avoir recours à différents mécanismes psychologiques, comme la projection ainsi que certains schémas de défense névrotiques, psychotiques ou pervers, tout particulièrement dans le cadre des relations avec les autres.
L’ombre intérieure, quant à elle, concerne tous les aspects réprimés et refoulés de l’être lorsqu’il est sous l’influence des modes de fonctionnement de sa structure mentale. En résumé, l’ombre représente tout ce que l’être porte en lui et qu’il n’aime pas, dont il a honte et dont il se sent coupable, et qu’il va avoir pour réflexe de maintenir occulté, voilé, afin qu’il ne court pas à nouveau le risque d’être privé d’amour et qu’il en souffre en conséquence sur le plan de l’ego auquel il s’identifie.
Ces définitions ayant été posées, nous comprenons que l’ombre n’est pas du tout la même chose que la structure mentale. Pour utiliser une image, la structure mentale est comme le mur qui fait face à une source de lumière et qui génère une ombre portée derrière lui. L’ombre ne doit son existence qu’à la présence du mur qui la prive de lumière. Ainsi en va-t-il à l’intérieur de l’être, qui ne souffre que parce qu’il s’identifie aux impulsions d’attachement et de rejet à l’œuvre dans sa structure mentale.
Si l’être veut se libérer de la souffrance, il doit renoncer à fonctionner à travers le jeu de ces impulsions contraires. Cela implique un effort, un sacrifice, car ce renoncement va lever le voile sur la souffrance de l’âme – l’ombre en soi – ce qui peut être très désagréable pour l’ego.
Dans une société qui encourage la recherche du plaisir sans effort, on comprend que cette démarche ne rencontre pas un vif succès, à la différence de cette approche qui voudrait nous faire croire qu’il est possible d’être libre et heureux sans faire le moindre effort, simplement en s’acceptant tel que l’on est.
Faire le jeu de la division
Si l’on ne fait pas cette distinction et que l’on met sur un même plan l’ombre et les mécanismes de défense inhérents à la structure mentale, et que l’on vante les mérites d’une approche fondée sur l’acceptation de l’ombre en soi, on va naturellement être enclin à laisser libre court à l’ensemble de nos mécanismes de défense, qui peuvent se manifester sous la forme de mensonges, de manipulation, de projections psychologiques, de schémas pervers, etc.
D’ailleurs, certains des plus influents représentants de cette approche n’hésitent à proclamer leur droit à mentir, à manipuler, à chercher la puissance et le pouvoir sur autrui, de manière totalement décomplexée. Certains d’entre eux se revendiquent même le droit d’être des monstres si cela leur fait plaisir, au motif que leur liberté d’être n’a pas de prix.
Mais, si un individu qui est dans une démarche de développement personnel ou une démarche spirituelle, légitime et dignifie sa propre tendance à mentir, à manipuler, à chercher le pouvoir et la puissance, au motif qu’il faut qu’il s’accepte tel qu’il est qu’il cesse de « faire la guerre avec lui-même », eh bien il donne libre court à la structure mentale en justifiant ses mauvais penchants, s’auto-persuadant par exemple que le fait de faire du mal aux autres, c’est « pour leur bien[4] » !
Il n’y a absolument rien de libérateur ou de salutaire dans un tel mode de fonctionnement, bien au contraire puisque, en plus de faire du mal aux autres par ses mécanismes de défense – les projections en premier lieu –, l’individu renforce en lui-même ce qui l’empêche de se réunifier intérieurement et donc de se libérer de sa souffrance.
En agissant de la sorte, l’individu est peut-être soulagé et apaisé temporairement de s’être ainsi « déchargé », mais les racines de sa souffrance n’ayant pas été extraites, il se condamne à la revivre et donc aussi à repasser encore et encore par les mêmes schémas et conditionnements pour y échapper.
En cela, cette approche s’inscrit dans une forme de « matérialisme spirituel[5] », qui aboutit au renforcement de l’ego et donc à une perte de liberté puisque l’individu devient l’esclave de ses conditionnements.
« Ce que j’appelle esclavage, c’est l’impuissance de l’homme à gouverner et à contenir ses passions. L’homme en effet, quand il est soumis à ses passions, ne se possède plus ; livré à la fortune, il en est dominé à ce point que tout en voyant le mieux il est souvent forcé de faire le pire. »[6]
Baruch Spinoza
Une guerre pacifique
La « guerre intérieure », au sens où les traditions l’entendent, concerne en réalité la neutralisation de l’emprise de cette structure mentale en soi, afin qu’elle ne puisse plus s’interposer entre l’être et ses parts d’ombre, dans le but que celles-ci puissent être réintégrées progressivement dans la lumière de la conscience. Mais bien évidemment, cette dynamique intérieure est très désagréable, puisqu’elle expose l’ego à ce qu’il redoute le plus en lui-même.
Cette guerre intérieure, comme je l’ai déjà répété à plusieurs reprises, il faut la comprendre au sens du mot arabe djihad, qui est généralement traduit par « guerre » mais qui signifie en premier lieu « effort suprême », un effort suprême sur soi-même pour se maîtriser et ne pas céder à la tentation de réagir sur la base des conditionnements de la structure mentale.
Il s’agit d’une guerre pacifique car il n’est évidemment pas question de combattre avec les mêmes armes que la structure mentale, c’est-à-dire avec les impulsions contraires de désir et d’aversion (ou d’attachement et de rejet), mais avec l’arme de l’Esprit, la conscience détachée et équanime qui tient le « monstre » en respect par sa « bienveillante neutralité », l’empêchant ainsi de nuire[7].
C’est un passage obligé pour quiconque souhaite vivre le dévoilement[8] de ses ombres et donc aussi leur réintégration dans la lumière du Soi. Seule cette réunification intérieure de ce qui avait été séparé par la structure mentale, permet la guérison de la souffrance de l’âme, et donc aussi l’accès à la vraie liberté d’être pleinement soi-même, dans toute la plénitude de notre être redevenu « entier », avec la félicité qui en découle, dont parlent aussi toutes les grandes traditions.
En revanche, évidemment, il n’y a aucune guerre à livrer contre nos ombres intérieures, c’est-à-dire contre tout ce dont on a honte, en résumé tout ce que l’on n’aime pas de soi-même. Chercher à se débarrasser de ces aspects ombrageux de soi-même, ce serait s’amputer de notre fabuleux potentiel de croissance spirituelle. Quel intérêt y aurait-il à se débarrasser du plomb si c’est à partir de lui que l’on peut produire de l’or ?
En complément, voici quelques textes qui permettent de mieux saisir le sens de cette guerre pacifique, toute intérieure :
[1] La logique binaire est celle du combat entre le bien et le mal dont la valeur et les nuances sont déterminées mentalement. Cette logique est celle du diable (diabolos), c’est-à-dire du principe de la division, dans la psyché humaine, dont l’effet est d’y créer une opposition conflictuelle permanente entre ce qui est désiré (le « bien », la lumière) et ce qui est rejeté (le « mal », l’ombre en soi). En faisant l’effort de renoncer avec justesse à ce mode de fonctionnement binaire (effort qui est l’objet même de la « guerre intérieure »), l’être s’aligne sur un troisième terme, l’Esprit ou le Soi, et entre dans une logique ternaire, qui est celle de l’amour pur, inconditionnel, l’amour de la lumière comme de l’ombre en soi, à valeur égale. C’est la recherche de ce positionnement qui seule peut éveiller la conscience.
[2] Par exemple : don de voyance, de médiumnité, d’empathie pure, de télépathie, etc.
[3] https://le-pelerin.net/le-plus-grand-piege-de-la-spiritualite/
[4] C’est un schéma très répandu chez les personnes dites « perverses » qui dignifier tous leurs désirs afin de ne pas avoir mauvaise conscience lorsqu’ils les assouvissent et que cela peut faire du mal aux autres.
[5] https://fr.wikipedia.org/wiki/Mat%C3%A9rialisme_spirituel
[6] Éthique, Quatrième partie, Préface.
[7] C’est toute la symbolique de la 11ème lame du Tarot de Marseille. Nous y retrouvons d’ailleurs cette référence à l’effort suprême dans le nom de cet arcane majeur, « La Force », puisque le mot « effort », étymologiquement, vient de la locution a esforz qui signifie « à toute force ». Source : https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9E0509
[8] C’est pourquoi ce processus d’illumination de l’ombre en soi est parfois associé à une « apocalypse intérieure » (le mot « apocalypse » vient du grec apokálupsis qui signifie précisément « dévoilement »).
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