Le miroir sombre de la dénonciation

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Comme l’a chanté Keny Arkana, « Celui qui voit le diable partout porte certainement le diable en lui ». Cette intuition profonde nous invite à une vigilance particulière envers celles et ceux qui font profession de dénoncer le mal, les manipulations et les perversions qu’ils perçoivent chez les autres – qu’il s’agisse du “Système”, des élites, ou de tout groupe désigné comme responsable des maux de notre société.

Le mécanisme de projection

Quand on passe son temps à pointer du doigt les vices, les dérives ou les injustices des autres, à tort ou à raison, c’est souvent pour détourner l’attention de nos propres zones d’ombre. Ce mécanisme de projection psychologique nous permet de nous donner l’impression rassurante que nous sommes exempts de cette laideur que nous dénonçons à l’extérieur. Pourtant, c’est cette “stratégie du bouc émissaire” qui est à l’origine de la plupart des conflits entre êtres humains, tant à l’échelle globale qu’individuelle. 

Ce n’est pas parce qu’on se proclame « journaliste citoyen », « lanceur d’alerte », « dissident », « résistant » ou « chercheur de vérité » qu’on est automatiquement au-dessus de tout soupçon. Ces étiquettes, aussi nobles soient-elles, ne constituent pas un totem d’immunité contre les travers humains, ni une garantie d’intégrité.

Méfions-nous également de ceux qui, au nom de nobles principes philosophiques ou spirituels, distribuent à tout-va des leçons de morale, tout en se gardant bien de pratiquer eux-mêmes ce qu’ils prêchent avec tant de zèle. La congruence entre les paroles et les actes reste le meilleur indicateur de l’authenticité d’un engagement.

La dissidence comme business

Dans ce contexte, un phénomène particulièrement troublant mérite notre attention : celui de la « dissidence-business » ou de la « dissidence-spectacle ». Combien d’acteurs en vue de ces mouvements de résistance n’hésitent pas à travestir les faits qui les concernent ou à les instrumentaliser pour valoriser leur action autant que leur petite personne, et stimuler l’intérêt pour leurs produits et services ?

Face à ces pratiques, la question classique s’impose : « à qui profite le crime ? ». Une analyse lucide révèle souvent que ceux à qui nous avions accordé notre confiance (et parfois une partie de nos ressources pour soutenir leur « combat ») reproduisent en esprit exactement les comportements qu’ils prétendent combattre.

La marchandisation de la lutte anti-Système est un fait observable : la dissidence est aussi devenue un marché, avec ses produits, ses influenceurs et ses stratégies marketing sophistiquées – souvent identiques à celles employées par le système qu’elle s’évertue de critiquer.

Une réflexion sur ma propre réflexion

N’y a-t-il pas une contradiction à critiquer ceux qui dénoncent, tout en faisant moi-même une forme de dénonciation ? Cette question légitime mérite d’être abordée frontalement. Ma démarche se distingue de la dénonciation classique par plusieurs aspects essentiels :

Premièrement, je ne désigne pas de boucs émissaires spécifiques mais j’analyse un mécanisme général à l’œuvre dans de nombreux contextes. Deuxièmement, je reconnais que cette tendance à la projection est universelle et que je ne fais pas exception. Troisièmement, mon intention n’est pas d’attiser la méfiance mais d’éveiller le discernement, en invitant chacun à examiner d’abord ses propres motivations et angles morts. Enfin, cette réflexion ne vise pas à disqualifier toute forme de critique ou de dissidence, mais à distinguer celles qui perpétuent des schémas de division de celles qui œuvrent véritablement à une transformation collective.

Le lecteur est donc invité à appliquer à ce texte même le discernement que je préconise, car la conscience de nos propres biais cognitifs est précisément le point de départ de toute démarche authentique.

L’éthique des moyens et des fins

Certains justifieront ces manipulations en affirmant que la fin justifie les moyens, autrement dit que de telles pratiques sont légitimes si, in fine, elles permettent de faire avancer « la cause ». Cette position pose de sérieuses questions éthiques sur la nature même des résultats ainsi obtenus.

En effet, si, comme le suggère la sagesse orientale, « le but est le chemin », comment peut-on espérer atteindre un objectif harmonieux par un chemin qui, lui, ne l’est pas ? Les moyens que nous employons façonnent inévitablement les résultats que nous obtenons.

Dans l’environnement hautement polarisé des réseaux sociaux, le sentiment d’appartenir au “bon camp” peut nous dispenser subtilement de notre engagement envers l’honnêteté intellectuelle et la rigueur factuelle. Ce piège redoutable nous fait baisser la garde et nous rend vulnérables aux manipulations de certains « loups déguisés en agneaux ».

Face à cette complexité, une exigence s’impose : maintenir le même niveau d’analyse critique face à toutes les sources d’information, qu’elles soient “officielles” ou “alternatives”. La vérité et l’honnêteté intellectuelle ne peuvent être des valeurs à géométrie variable selon notre position dans un débat ou notre sympathie pour une cause.

Le discernement comme voie d’éveil

Le discernement fait cruellement défaut dans notre paysage médiatique contemporain, médias alternatifs inclus. C’est pourtant la qualité la plus précieuse pour naviguer dans cet océan d’informations contradictoires.

Tout ne se réduit pas à une lutte manichéenne entre le bien et le mal, entre un camp et l’autre. Le mal que nous percevons avec tant de facilité chez les autres réside aussi en nous, et c’est d’abord en nous-mêmes qu’il convient de l’identifier et de le transmuter si nous voulons véritablement contribuer au changement de société auquel nous aspirons sincèrement.

L’éthique et l’esprit de justesse devraient constituer la colonne vertébrale de toute personne affirmant mener un combat au nom de la vérité. Sans cette exigence personnelle, c’est la loi du talion qui risque d’animer nos cœurs et nos esprits, perpétuant ainsi les cycles de conflits que nous affirmons vouloir résoudre.

La vigilance, l’esprit critique et le discernement restent nos meilleurs alliés pour distinguer les voix authentiques de celles qui, sous couvert de résistance, reproduisent les mêmes schémas de manipulation qu’elles dénoncent avec tant de véhémence. Dans notre quête de vérité, n’oublions jamais que le premier terrain de transformation est celui de notre propre conscience.

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