L’instant présent est le point de départ d’un grand nombre de futurs potentiels. Parmi ceux-ci, la très grande majorité prend racines dans nos réactions conditionnées et concernent donc des futurs créés sur la base du déterminisme. D’autres, beaucoup plus rares, prennent racines dans l’incarnation d’un libre-arbitre authentique, conformes à ce que les traditions nomment (paradoxalement) la soumission à la Volonté divine, l’alignement sur l’Ordre naturel des choses (non-Agir) ou l’union avec le Soi, notre Moi profond.
De ce point de vue, ce que nous appelons communément « futur » n’est donc pas une seule voie immuable déterminée à l’avance –qu’on pourrait appeler la destinée – mais un ensemble de trajectoires potentielles, dont l’une seulement sera actualisée, par notre état de conscience et notre manière d’agir en l’ici et maintenant.
Par exemple, lorsque nous réagissons à une situation en fonction de nos anciens conditionnements – qu’il s’agisse d’automatismes émotionnels, de mécanismes de défense ou de croyances limitantes – nous contribuons activement à réactualiser un « ancien futur », c’est-à-dire un futur qui avait déjà été actualisé par notre positionnement intérieur et qui s’est écoulé jusqu’à cet instant T, pour faire désormais partie de notre passé.
Dans ces conditions, ce que l’on croit être un choix ou une action spontanée relève bien plus d’une répétition d’un scénario connu, « engrammé » dans notre structure psychique. Et chaque répétition renforce cette programmation, augmentant la probabilité que des circonstances et des réactions analogues se reproduisent à l’avenir, dans un cercle vicieux destructeur.
Il s’agit là d’un phénomène psychodynamique que l’on peut assimiler à une inertie temporelle : le passé ou l’ancien futur cherche à se prolonger dans une « version » réactualisée de lui-même à travers la tonalité intérieure que nous émettons en réaction à « ce qui est », par nos pensées, nos émotions et les comportements et les actions qui en découlent en l’instant présent.
En ce sens, la réaction inconsciente ne fait pas que répondre à une situation ; elle valide, confirme et fait renouvelle un ancien futur inscrit dans notre psyché.
C’est ici que se pose la question du déterminisme et de la liberté intérieure sous la forme du libre-arbitre : sommes-nous capables d’interrompre cette dynamique de réactivité, et si oui, de quelle manière ?
L’auto-observation comme clé de souveraineté intérieure
L’une des clés de libération de ce cercle vicieux est notre capacité à observer nos réactions sans s’y identifier, à l’image d’un spectateur qui s’observerait réagir sur un écran de cinéma. Loin d’être une simple attitude méditative abstraite, cette auto-observation consciente nous place dans un état de détachement à partir duquel nous pouvons voir nos mouvements internes (impulsions émotionnelles, pensées) sans nous laisser « agir » par eux.
Ce regard lucide ne cherche ni à contrôler ni à réprimer l’émotion ou la pensée ; il se contente de la reconnaître et de l’observer passivement. Et c’est précisément ce détachement synonyme de désidentification qui empêche la réactivation de l’ancien futur. En d’autres termes, la non-identification n’efface pas le passé, mais elle l’empêche de se réincarner.
Ce mécanisme rejoint, dans une certaine mesure, les hypothèses développées par Jean-Pierre Garnier Malet à travers sa théorie du dédoublement du temps. Selon lui, nous avons la capacité de capter des informations provenant de futurs potentiels, explorés par ce qu’il appelle notre “double”. Si nous sommes trop enclins à réagir depuis nos anciens schémas de fonctionnement, nous interférons avec cette communication subtile et réactualisons sans cesse des scénarios déjà expérimentés.
Dans le même ordre d’idées, Philippe Guillemant évoque l’idée que notre état de conscience influence directement les trajectoires temporelles que nous actualisons en permanence par nos modes de pensées et d’actions.
Observer sans nourrir : un acte de transmutation psychique
Selon certaines traditions spirituelles, cette posture pourrait être rapprochée de la désidentification consciente ou du témoin intérieur. Lorsque nous observons une émotion de colère, de peur ou de tristesse sans nous laisser emporter par elle, nous passons de la périphérie au centre, de l’agitation mentale à l’équanimité de la conscience. C’est précisément l’accès à cette « ataraxie de l’âme » qui coupe court à l’ancienne énergie émotionnelle et l’empêche d’alimenter un ancien schéma comportemental.
Ce processus, bien que subtil, a des effets concrets sur notre vie. Chaque fois que nous parvenons à désamorcer un réflexe ancien, par ce renoncement, nous modifions la direction que peut prendre notre futur. Ce ne sont pas nos actions visibles qui importent le plus dans ces moments, mais notre manière intérieure de les vivre. Ainsi, l’espace entre le stimulus et la réponse devient un lieu de transmutation, dans lequel l’ancien futur peut “mourir” en perdant son accès à la réalité, pour laisser la place à un nouveau futur, plus en phase avec nos aspirations profondes.
Cette dynamique ne se joue pas sur le plan mental, mais sur celui de la conscience. Elle suppose un certain degré de présence, un effort d’attention soutenue et vigilante qui nous permet de ne pas réagir à partir de nos impulsions émotionnelles, mais depuis une zone de calme intérieur. Cela ne signifie pas devenir passif ou indifférent, mais au contraire se rendre disponible à une réponse plus ajustée, moins dictée par nos conditionnements personnels.
Lâcher prise : un premier pas vers le changement
Ce changement d’attitude ne peut se décréter une fois pour toutes. Il demande une pratique continue, une forme de vigilance soutenue, exempte de volonté de tout contrôler. Autrement dit : une capacité à lâcher prise.
Plus cette pratique s’approfondit, plus notre tendance à créer notre futur sur la base de nos anciennes programmations, diminue, et plus nous redevenons souverains dans notre capacité à vivre notre vie sur la base de ce que nous voulons vraiment, en notre cœur.
Cette liberté d’être ne réside pas dans le choix entre plusieurs options mentales, mais dans l’ouverture à un espace nouveau, où surgit une réponse vivante, imprévisible, non dictée par nos anciens automatismes de fonctionnement.
À la lumière de cette compréhension, on peut affirmer que la véritable transformation ne réside pas dans l’effort de changer nos comportements, mais dans la manière dont nous sommes présents à ce qui nous traverse.
En acceptant de ne pas nourrir nos réflexes anciens, nous cessons d’actualiser des lignes temporelles obsolètes. Dans cette « désactualisation » vigilante et silencieuse, un nouveau futur émerge, en résonance avec notre nature profonde, libérée des voiles du passé.