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Le monde contemporain traverse une crise profonde dont les symptômes sont aujourd’hui largement visibles : surconsommation effrénée, épuisement des ressources naturelles, pollution généralisée, dégradation de la biodiversité, montée des troubles anxieux, sentiment diffus de perte de repères, etc. Ces phénomènes sont le plus souvent abordés séparément, comme autant de problèmes distincts appelant des réponses techniques, écologiques, économiques ou politiques spécifiques. Pourtant, une analyse plus attentive révèle qu’ils procèdent tous d’une même matrice : le paradigme civilisationnel qui structure notre rapport au monde, à la matière et à nous-mêmes.
Fondé sur le matérialisme, l’hédonisme le consumérisme, ce paradigme a progressivement amputé l’être humain de la dimension spirituelle de l’existence, le privant de la boussole intérieure qui donne sens, direction et cohérence à la vie. Il ne s’agit pas ici d’affirmer que les individus seraient en tout temps et en tout lieu plus malheureux qu’ils ne l’ont été autrefois, mais de constater que les progrès matériels, scientifiques et technologiques n’ont pas entraîné l’épanouissement que l’on aurait pu attendre d’eux.
Comprendre comment cette dérive s’est mise en place, en analyser les conséquences et réintroduire une spiritualité authentique, sont sans doute l’un des enjeux majeurs de notre époque.
Quand la production remplaça le sens
L’idéologie consumériste ne s’est pas imposée par hasard. Elle trouve ses racines dans le contexte historique de l’industrialisation massive du début du XXe siècle. À partir des années 1920, les usines, organisées selon les principes du taylorisme, atteignent des niveaux de productivité inédits. La capacité de production dépasse alors largement les besoins fondamentaux des populations.
Face à cette surproduction, un problème nouveau se pose : comment écouler durablement les marchandises produites en masse ? C’est dans ce contexte que la consommation cesse progressivement d’être un simple moyen de satisfaire des besoins vitaux pour devenir une fin en soi. Le marketing moderne se développe comme une réponse stratégique à cette impasse, non plus pour répondre à des besoins existants, mais pour susciter artificiellement des désirs.
Ce basculement marque une rupture anthropologique majeure. Pendant des millénaires, l’être humain s’était principalement attaché à assurer sa subsistance tout en cherchant, par ailleurs, un accomplissement intérieur à travers la spiritualité, la philosophie, la contemplation, la création ou le service à autrui. Désormais, on lui propose un autre horizon : trouver son bonheur dans l’accumulation de biens, de plaisirs et de stimulations sensorielles.
Cette transformation n’aurait toutefois pas été possible sans un changement plus profond encore, opéré bien avant déjà par la montée progressive du rationalisme et du matérialisme, qui ont préparé le terrain en marginalisant la dimension spirituelle de l’existence.
Matérialisme, hédonisme et désirs compensatoires
Le matérialisme, en réduisant la réalité à ce qui est mesurable, quantifiable et objectivable, a imposé une vision tronquée de l’être humain. La conscience, l’accès aux sens et les valeurs y deviennent des épiphénomènes, privés de fondement ontologique propre. L’être humain, pourtant, ne se nourrit pas uniquement de confort matériel et de plaisirs sensoriels : il a besoin de sens, de cohérence intérieure et de transcendance.
Privé de ces repères, l’homme moderne se trouve confronté à un malaise diffus qu’il peine souvent à nommer. Dans ce contexte, l’hédonisme s’impose comme une réponse par défaut. Il ne s’agit pas ici de l’hédonisme philosophique originel, qui visait une vie mesurée et lucide, mais de sa version moderne, industrialisée et instrumentalisée, dans laquelle la recherche du plaisir immédiat vient compenser une vie de moins en moins porteuse de sens.
Les progrès technologiques, médicaux et pharmacologiques permettent de réduire nombre de souffrances physiques et de contraintes matérielles, alors que divertissement, omniprésent, agit quant à lui comme un anesthésiant psychique. Mais le plaisir qui résulte du fait d’échapper à la douleur et à la souffrance psychologique, est par nature éphémère. De plus, résultant d’un désir de compensation, il occulte temporairement le mal-être sans jamais le résoudre.
Ce mécanisme entraîne l’individu dans une fuite en avant destructrice. À l’image du phénomène addictif, il a tendance à s’habituer à sa dose et doit par conséquent l’augmenter – ou trouver un produit plus puissant – pour continuer à ressentir du plaisir et échapper à la souffrance. Ce mode de vie s’accorde parfaitement avec les impératifs d’un système économique fondé sur la croissance continue, mais il engendre un vide existentiel.
Le diagnostic éclairé de Viktor Frankl
Le psychiatre et neurologue autrichien Viktor Frankl a mis en lumière avec une remarquable lucidité l’un des phénomènes centraux de la modernité : la perte de sens. Selon lui, la motivation fondamentale de l’être humain n’est ni la recherche du plaisir ni la volonté de puissance, mais la quête de sens. Lorsque cette quête est entravée, apparaît ce qu’il nomme le « vide existentiel ».
Frankl écrit : « Aujourd’hui, le sentiment que la vie n’a pas de sens affecte un grand nombre de personnes. Elles n’ont pas de raisons de vivre consciente. Elles sont hantées par un sentiment de vide intérieur, le “vide existentiel”. […] Nombreux sont les suicides qui ont pour cause ce vide existentiel. Des phénomènes aussi répandus que la dépression, l’agressivité et la toxicomanie proviennent du vide existentiel qui les sous-tend. […] La recherche d’un sens à la vie est parfois remplacée par la recherche du pouvoir, incluant sa forme la plus primitive, soit le désir de gagner toujours plus d’argent. Dans d’autres cas, c’est la recherche du plaisir qui s’y est substituée. »
Ce diagnostic éclaire puissamment les dynamiques de la société de consommation. Lorsque le sens fait défaut, l’individu cherche des substituts : argent, plaisirs, divertissements, accumulation matérielle. Mais ces compensations ne font qu’approfondir le malaise qu’elles prétendent apaiser.
Frankl mettait également en garde contre les effets pervers du progrès technique lorsqu’il n’est pas accompagné d’une maturation intérieure : « Le vide existentiel se manifeste surtout par un état d’ennui. […] Le problème risque de s’aggraver à mesure que l’automation augmente les heures de loisir des travailleurs moyens. Nombre d’entre eux, malheureusement, ne savent pas comment utiliser ce temps libre nouvellement acquis [1]. »
Les données contemporaines en santé publique tendent à confirmer ce diagnostic : malgré les avancées scientifiques et technologiques, la prévalence des troubles anxieux et dépressifs a augmenté dans de nombreux pays, en particulier chez les jeunes adultes, et le suicide demeure une cause majeure de mortalité prématurée. Ces tendances suggèrent que le progrès matériel, à lui seul, ne suffit pas à garantir l’épanouissement humain.
Travail, sens et auto-transcendance
Pour Viktor Frankl, le sens de la vie se découvre principalement dans l’auto-transcendance. Selon lui, renoncer à un mode de vie ego-centré en privilégiant une activité qui contribue au bien commun, nourrit profondément l’être humain sur le plan existentiel et comble le vide que la consommation ne peut remplir.
Cette idée rejoint étroitement l’enseignement d’Omraam Mikhaël Aïvanhov, pour qui le travail orienté vers un but supérieur constitue l’une des clés majeures de l’épanouissement humain. Il écrivait : « Une nouvelle lumière vient maintenant dans le monde pour redonner un sens à la vie de l’homme. Cette lumière est une autre compréhension du mot “travail”. À l’heure actuelle où le progrès technique libère l’homme des tâches les plus pénibles et permet de faire en quelques minutes ce qui nécessitait auparavant plusieurs jours, il est encore plus important de comprendre et d’approfondir le sens de ce mot. Sinon, à quoi riment ces progrès [2] ? »
Et il précisait : « Non, ces améliorations sont venues pour qu’ils puissent se libérer des activités matérielles qui les écrasent, afin de se consacrer à des activités spirituelles, divines. Voilà le véritable intérêt du progrès technique. Sinon c’est très mauvais ; si l’homme n’a plus rien d’autre à faire que de s’étalier quelque part, dans l’herbe ou sur le sable, stagner et moisir, pendant que toutes les sortes de machines sont en train de fonctionner, il ira à sa perte. Si l’intelligence cosmique a permis tous ces progrès matériels, c’est pour que l’homme, enfin dégagé des tâches prosaïques, puisse se consacrer à des activités d’un ordre supérieur [3]. »
Enfin, il résumait cette perspective par ces mots : « En réalité, l’homme ne peut trouver véritablement le sens de la vie que dans le travail, un travail orienté vers un but divin qui fait de lui un facteur bénéfique pour l’humanité [4]. »
IA et responsabilisation
L’intelligence artificielle s’inscrit pleinement dans cette problématique. Elle peut devenir un puissant facteur d’aliénation si elle est utilisée pour accroître la passivité, la dépendance et la fuite dans le divertissement. Mais elle peut aussi représenter une opportunité inédite si elle permet de libérer du temps et de l’énergie pour des activités porteuses de sens.
L’enjeu fondamental réside dans le discernement. L’IA ne doit jamais se substituer à l’intelligence humaine dans ce qui fait sa spécificité : réflexion profonde, créativité, intuition, responsabilité morale et quête de sens. Si, par facilité, l’être humain lui sous-traite l’essentiel de ses efforts intellectuels, il s’expose à un appauvrissement progressif de ses propres facultés.
Utilisée consciemment, la technologie peut au contraire aider l’être humain à réorienter son attention vers l’essentiel : ce qui nourrit l’âme, renforce les liens humains et contribue au bien commun.
Conclusion
La crise que traverse notre civilisation n’est pas d’abord écologique, économique ou technologique. Elle est existentielle. Aucun progrès matériel ne pourra compenser durablement une perte de sens généralisée. Tant que l’être humain cherchera son accomplissement dans la matière et le plaisir compensatoire, il alimentera un système destructeur pour lui-même et pour la planète.
La véritable solution réside dans un changement de paradigme : passer d’une civilisation de la compensation à une civilisation du sens. Cela implique de réintégrer la dimension spirituelle de l’existence, non comme un dogme, mais comme une expérience vécue, incarnée dans le travail, le service désintéressé et l’auto-transcendance.
En ce sens, cette formule prend aujourd’hui une portée particulière : « Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas. »