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Il existe deux manières d’appréhender les enseignements traditionnels et les religions : l’une exotérique, l’autre ésotérique. L’approche exotérique consiste à considérer les choses comme extérieures à soi. Cette séparation entre l’intérieur et l’extérieur crée une dualité. Par exemple, dans une vision exotérique des choses, Dieu est extérieur à soi, le bien et le mal s’opposent, Jésus-Christ est l’unique Fils de Dieu[1] et doit revenir pour sauver les hommes, le diable est une entité à combattre, le plus souvent à l’extérieur de soi, Adam et Ève sont les premiers Hommes ayant vécus à une époque lointaine et mystérieuse, etc.
Selon le point de vue exotérique également, les expériences vécues par les Sages et les Prophètes, de même que les épisodes des textes sacrés, sont considérés comme des faits historiques, à interpréter de manière littérale. Cette perception est celle du profane qui détourne son attention de lui-même pour la focaliser sur des enseignements, des idoles, des dogmes ou des principes, en leur attribuant une valeur absolue.
À l’inverse, le point de vue ésotérique est celui de l’initié qui perçoit la signification symbolique et hermétique des enseignements spirituels et des faits historiques et qui s’en sert pour comprendre les principes et les forces qui l’influencent, ainsi que pour accomplir l’œuvre alchimique qui lui permettra d’éveiller sa conscience et de réaliser sa véritable nature.
Selon l’approche ésotérique, Dieu est à l’intérieur de soi et de tout ce qui est, le Christ est l’Homme parfait qui existe en potentiel à l’intérieur de chacun, et l’opposition manichéenne qui existe entre le bien et le mal est transcendée, remplacée par l’esprit d’unité (ou équanimité) et par la foi en la perfection inhérente au Principe suprême qui gouverne toutes choses.
L’exemple de la vie des Maîtres
Le sens des textes sacrés qui relatent les enseignements et les faits marquants de la vie des Sages et des Prophètes peut ainsi être interprété exotériquement ou ésotériquement. Rien n’est exclusivement exotérique ou exclusivement ésotérique. Il s’agit simplement de deux interprétations différentes (parfois complémentaires) d’une seule et même chose.
Pour mieux saisir la différence qu’il y a entre ces deux interprétations, prenons l’exemple de la vie de Jésus-Christ. Il y a deux mille ans, le judaïsme était la religion dominante en terre de Judée. Les responsables religieux de l’époque dispensaient un enseignement exotérique[2] au peuple, basé sur une interprétation dogmatique de l’Ancien Testament, répandant notamment la croyance en une vision anthropomorphisante d’un Dieu extérieur à l’homme, inspirant la crainte par sa colère et son esprit vengeur. Cet enseignement comportait également de nombreuses règles morales à respecter.
L’enseignement de Jésus marqua un changement radical dans la manière de concevoir le Divin et la manière de s’unir à Lui. La peur inspirée par un Dieu répressif et punisseur fut balayée par la foi en un Dieu dispensant Son Amour[3] à qui voulait bien s’ouvrir à Lui. Jésus invita à une véritable conversion[4], au sens premier du terme, c’est-à-dire à un retournement, un redressement marquant un mouvement inverse à celui de la « chute », une métanoïa dont le sens est proche de celui de la repentance. L’invitation était de se tourner vers Dieu, non pas à l’extérieur, mais à l’intérieur de soi-même. Dans les Évangiles, tant canoniques qu’apocryphes, nombreuses sont les allusions[5] faites par Jésus au fait que le royaume de Dieu est à l’intérieur de soi et que l’être humain n’en est donc pas séparé.
Outre sa fonction « messianique » que je ne remets pas en cause, je suppose que Jésus avait pour mission de contrebalancer une vision purement exotérique qui, bien qu’assurant une certaine cohésion sociale, maintenait la masse dans l’ignorance et l’illusion quant à l’essence non-duelle du Divin.
Dans la vision exotérique dominante de l’époque, Dieu est certes l’Unique, mais paradoxalement il s’oppose à la multitude qui Lui est en quelque sorte extérieure, alors que Jésus nous fait comprendre que cette multitude est comprise dans le Non-duel, et que cet Esprit métaphysique est en la multitude également.
L’Évangile apocryphe de Thomas est on ne peut plus clair à ce sujet : « Quand vous ferez le deux un, et ferez le dedans comme le dehors et le dehors comme le dedans, et l’en haut comme l’en bas, en sorte que vous fassiez le masculin et le féminin comme un seul […], c’est alors que vous irez dans le Royaume. » (Logion 22), « Quand vous aurez fait le deux un vous serez Fils de l’homme. » (Logion 106).
Ce dernier passage fait clairement ressortir la vision ésotérique de Jésus : « vous serez Fils de l’homme », autrement dit, vous serez le Christ ! Cela signifie que le Christ est un Principe et qu’il est potentiellement présent en chaque être humain, et que ce dernier peut l’incarner à condition de réaliser la conversion à laquelle il est convié.
C’est là toute la différence entre l’exotérisme, qui considère le Christ-Jésus comme une entité indépendante supérieure à l’homme, qui est la seule à pouvoir lui apporter le salut, et l’ésotérisme, qui considère que l’homme lui-même a le pouvoir de faire vivre le Christ en lui, en faisant l’effort de se placer dans le juste positionnement intérieur, effort sur soi-même qui est une rectification au sens alchimique du terme.
L’ésotérisme et exotérisme s’opposent-ils ?
Si l’exotérisme est de nature à approfondir la dualité, doit-on en conclure qu’il est mauvais et que seule une lecture ésotérique des textes sacrés doit être considérée comme valable pour les aspirants à l’éveil spirituel ?
Présenter les choses ainsi serait de nature à opposer les deux visions des choses, ce qui ne serait pas tout à fait juste. Je dirais plutôt que l’exotérisme peut être un préalable à l’ésotérisme.
Ignorant sa véritable nature, supérieure – le Christ en lui -, l’homme peut avoir besoin des repères que lui offre l’exotérisme religieux, avec notamment l’opposition entre le bien et le mal qui fonde l’ensemble des règles morales de conduite à suivre. Cependant, bien qu’elles garantissent un certain ordre social, ces règles morales contribuent à étouffer l’âme vivante. Celle-ci agonise sous le poids des règles que lui impose l’esprit religieux dogmatique.
C’est là toute l’interprétation symbolique que nous pouvons faire d’une lecture ésotérique de la vie de Jésus : le Christ en chacun est brimé par l’ensemble des répressions morales qui l’empêchent de propager sa vérité. Les dignitaires religieux qui ont empêché le Christ de propager son message, sont à l’image de l’ensemble des schémas égotiques qui empêchent l’Esprit d’élever l’âme à sa plus haute condition, celle de « Verbe fait chair ». Cette occultation fige l’âme vivante et provoque sa souffrance. Le voile structurel mental se « jette en travers » de l’Esprit et de l’âme, et sépare l’être en deux.
S’identifiant inconsciemment à ce voile égotique, l’être ne réalise pas que toutes les actions qu’il accomplit dans l’intention de « faire le bien » renforce l’intensité de l’ombre, tant en lui-même qu’à l’extérieur dans le monde, puisque dans l’absolu rien n’est séparé de rien. Il ne réalise pas que le voile auquel il s’identifie est précisément le mal qu’il croit dénoncer et combattre à l’extérieur, et dont il renforce par conséquent l’emprise en lui-même sans s’en rendre compte.
La tentation et la chute
Ce mode de fonctionnement correspond à l’épisode de la tentation et de la chute d’Adam et Ève[6], qui débute au moment où ils désobéissent à Dieu en goûtant au fruit défendu de la connaissance du bien et du mal, désobéissance que Saint-Augustin appela le « péché originel ».
Avant de goûter au fruit défendu, Adam et Ève sont en unité, symbolisant la figure androgyne sur le plan des pôles masculin et féminin, parfaitement équilibrés à l’intérieur de l’être (« le masculin et le féminin comme un seul »). Dieu les a pourtant prévenu : « Vous n’en mangerez point et vous n’y toucherez point, de peur que vous ne mouriez. »[7]
Au moment où ils reçoivent cet avertissement, Adam et Ève vivent encore en unité ; ils symbolisent l’être en état de parfait équilibre, porté par le courant même de la vie en lui-même, dans un état de fluidité, de transparence, de pureté et d’innocence[8]. La « mort » qui s’en suit est bien celle de l’âme, qui est étouffée sous le voile[9] égotique constitué par la connaissance du bien et du mal sur le plan mental.
Dans une inversion caractéristique de l’esprit de division (ego-diabolos), la « justesse » de cet élan de vie, est désormais considérée comme un « mal », et sa répression comme un « bien ». Cette inversion des valeurs marque la « chute » de l’être dans la répression et l’occultation de sa véritable nature. Il y a désormais un déséquilibre entre le féminin et le masculin, un conflit, une division, une dualité. L’être détourne l’attention du vivant en lui-même, et s’identifie à des mirages, déporté dans le monde des illusions qu’il prend pour la réalité[10] (l’inversion, encore…).
Déconnecté de son âme, il se condamne à se stimuler sensoriellement pour se sentir exister. Ne pouvant plus sentir la force de l’amour de l’Esprit en lui, il cherche un amour compensatoire dans le monde extérieur, dont il se rend dépendant.
Le cadre offert par le monde extérieur et sa morale lui permet certes de se définir en tant qu’individu, mais en se laissant ainsi déporter, il « manque la cible ». Il se place hors de la voie du juste milieu, et commet le péché.
Nous pouvons donc interpréter ce récit de la chute hors du Jardin d’Éden comme une allégorie symbolisant ce qui se passe en soi-même, à chaque fois que nous réprimons le vivant. Cette répression, qui est le péché qui engendre la déportation hors du centre, est responsable de la souffrance de l’âme.
Le message d’amour de Jésus était destiné à libérer l’âme vivante et à éveiller son potentiel afin que chaque être puisse incarner l’Esprit est devenir lui-même un Christ. En cela, Jésus enseignait la voie rédemptrice qu’il avait lui-même empruntée pour devenir un être « christique ».
L’impératif de la conversion intérieure
Sur le plan exotérique, la conversion est le fait de passer d’un système de croyance à un autre, comme par exemple de l’athéisme à une religion, ou d’une religion à une autre. Ésotériquement, la conversion revêt une toute autre signification puisqu’elle est avant toute chose intérieure. Elle marque le retour vers soi, dans un mouvement inverse à celui qui a produit la déportation en périphérie de soi-même (la « chute »).
Par ce retournement, l’être détourne son attention de la périphérie pour revenir au centre, au cœur du vivant. En recentrant son esprit sur le vivant, son âme, il réunit ce que la structure mentale avait contribué à diviser, à séparer. La conversion intérieure efface le voile égotique et par conséquent, supprime le conflit et la dualité à l’intérieur de soi-même, par un simple changement de regard[11].
Par sa conversion intérieure, l’être se libère progressivement des fausses croyances et des règles de la morale pervertie du bien et du mal, en réapprenant à reconnaître et à honorer les lois universelles, suivant sa propre guidance, sa propre voie, sa propre vérité. La dualité du bien qui s’oppose au mal dans une vision exotérique de la religion, est remplacée par l’alignement sur un Bien suprême qui est fondamentalement juste. Le bien et le mal sont remplacés par la justesse, la « justice » du Royaume de Dieu…
Pour réaliser cette réconciliation intérieure, cet être se doit de lever le voile sur ce qui fut jusque-là occulté par cet ensemble de fausses croyances auxquelles il s’identifiait. Affronter l’ombre en soi est le passage obligé par lequel il faut passer si l’on veut renaître à soi-même. C’est un véritable « chemin de croix » au cours duquel il faut accepter de revivre la souffrance de l’âme, s’y abandonner, en évitant de céder à la tentation de l’anesthésier en restant surface, par la recherche des stimulations compensatoires qui avaient jusque-là été privilégiées pour empêcher cette réunification de l’Esprit et de l’âme dans toutes ses composantes.
La métaphore du soleil et de l’ombre
C’est là toute la différence entre la voie exotérique et la voie ésotérique. La première consiste à faire le bien pour échapper à la souffrance et la perpétue, alors que la seconde libère de la souffrance en acceptant de s’y abandonner et de l’éprouver pleinement.
Pour bien comprendre cette différence, imaginons une source de lumière (le Soleil par exemple) dont le rayonnement éclaire un objet, et produit une ombre portée derrière ce dernier. L’exotérisme considère la source de la lumière comme le bien et l’ombre comme le mal, que le profane cherche à faire disparaître en augmentant l’intensité de la source lumineuse. Au lieu de disparaître, l’intensité de cette ombre augmente pareillement. En se focalisant sur la lumière et en cherchant à la faire briller davantage ou, autrement dit, en cherchant à faire le bien pour lutter contre le mal, le profane renforce le mal en dépit de ses bonnes intentions.
Dans une démarche ésotérique, l’ombre n’est pas considérée comme le mal, mais comme la souffrance, ou l’absence d’amour, et c’est en dissipant le voile que l’ombre peut devenir lumière. Il n’est donc pas nécessaire d’augmenter l’intensité lumineuse, mais simplement de réunir ce qui était jusque-là séparé par ce voile, qui symbolise l’esprit de division (la structure mentale, l’ego-diabolos). Là où le profane approfondit la dualité en cherchant à faire disparaître l’ombre par l’intensification de la lumière, l’initié réalise l’unité par son œuvre d’illumination intérieure.
Autrement dit, la démarche exotérique voit en l’ombre le mal qu’il faut combattre et ignore totalement la présence du voile, alors que la démarche ésotérique illumine l’ombre en l’exposant à la lumière, en supprimant simplement le voile qui les séparait l’une de l’autre.
En conclusion
En guise de conclusion, rappelons que l’exotérisme et l’ésotérisme ne s’opposent pas, mais que ce sont simplement deux manières d’appréhender les religions et l’enseignement des Sages.
Si aujourd’hui les religions divisent les hommes entre eux, ce n’est aucunement la faute des Sages, mais de l’interprétation exotérique qui focalise sur les formes les plus extérieures et fait perdre de vue le sens profond, éminemment symbolique, qu’elles renferment, et qui est commun à chacune d’elles.
Si ce message ésotérique pouvait être perçu par le plus grand nombre, l’esprit de division cèderait la place à l’esprit d’unité, et l’unité serait perçue au cœur de la diversité. L’homme moderne cesserait de se perdre dans les choses de ce monde pour se concentrer sur lui-même, cherchant à se connaître lui-même. C’est le message qu’il nous est demandé de comprendre en cette période apocalyptique que nous traversons, qui n’aboutira pas à la destruction du monde, mais à la fin d’un monde régit par l’esprit de division.
C’est par ce dévoilement intérieur réalisé par la Lumière de l’esprit unifié au corps et à l’âme que le retour du Christ pourra avoir lieu, pas seulement à l’extérieur en la personne d’un seul être (vision exotérique), mais aussi par l’intermédiaire de tous (vision ésotérique), l’un n’étant pas possible sans l’autre !…
Attendre que le salut soit apporté par un « sauveur » venant de l’extérieur, dans le monde, et ne rien faire pour que ce « sauveur » œuvre à l’intérieur de soi ici et maintenant, ne peut que retarder son retour[12].
S’il est vrai que l’homme ne peut rien faire par lui-même puisque l’intelligence suprême qui guérit et devant laquelle il doit s’effacer humblement, n’est pas celle de son mental, il est par contre illusoire de croire que la solution ne peut venir que de l’extérieur.
Une lecture ésotérique des Évangiles est sans équivoque à ce niveau : le Christ existe en puissance à l’intérieur de chacun. C’est à l’intérieur de soi qu’il faut tourner l’attention pour que l’œuvre de purification alchimique qui nous apportera la rédemption, le salut, puisse se produire.
[1] Voir à ce sujet l’article La vie de Jésus, tout un symbole.
[2] Notons que le judaïsme, comme chaque religion, comporte un courant ésotérique, connu sous le nom de « kabbale ».
[3] « Et nous, nous avons connu l’amour que Dieu a pour nous, et nous y avons cru. Dieu est amour ; et celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu demeure en lui ». (1 Jean 4:16)
[4] « Et disant : le temps est accompli, et le Royaume de Dieu est approché ; convertissez-vous, et croyez à l’Evangile » (Marc 1:15)
[5] Par exemple : « Les pharisiens demandèrent à Jésus quand viendrait le royaume de Dieu. Il leur répondit : Le royaume de Dieu ne vient pas de manière à frapper les regards. On ne dira point : Il est ici, ou : Il est là. Car voici, le royaume de Dieu est au dedans de vous. » (Luc 17:20-21), « moi en eux, et toi en moi, afin qu’ils soient parfaitement un, et que le monde connaisse que tu m’as envoyé et que tu les as aimés comme tu m’as aimé. » (Jean 17:23), « un seul Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous, et parmi tous, et en tous. » (Éphésiens 4:6).
[6] Genèse 3.1-24.
[7] Genèse 3:3.
[8] Cet état édénique primordial est assimilé symboliquement par les maîtres, à celui de la prime enfance.
[9] Voile symbolisé par la feuille de vigne, sensée cacher la nudité, c’est-à-dire la pureté et la candeur de l’âme, désormais vécues comme quelque chose de honteux.
[10] Voir à ce titre l’allégorie de la caverne de Platon.
[11] C’est ce que signifie « repentance ».
[12] C’est là tout le paradoxe dramatique que vivent certaines personnes qui placent tous leurs espoirs en Jésus et qui continuent ainsi à réprimer le Christ en eux. Dans une inversion des valeurs, elles vont jusqu’à glorifier leur attachement à la souffrance puisque selon leurs croyances, c’est grâce à cette souffrance qu’elles obtiendront leur salut. Si je pense que la souffrance revêt une valeur spirituelle en cela qu’elle nous permet de gagner en maturité et en conscience, je ne considère pas qu’il faille s’y attacher pour mériter un quelconque salut.
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