Le Cours du Vivant

Cours n°8 - L’art de la méditation

L’art de la méditation

Théorie

Jusqu’ici, j’ai fait de très nombreuses fois allusion à la notion de juste positionnement intérieur. Pour faire le rapprochement avec l’art de la méditation qui est le thème de ce huitième cours, je pourrais dire que ce positionnement intérieur particulier est le fondement même de la méditation en tant que voie de Libération spirituelle, quelles que soient les innombrables formes et techniques en lesquelles elle est susceptible de se décliner.

Qu’elle provienne des traditions orientales ou occidentales, la pleine conscience équanime est le véritable dénominateur commun de ces formes de méditation, au point que l’on puisse dire qu’il n’est pas possible de méditer dans les règles de l’art si l’on ne cherche pas à établir la conscience individuelle dans cet état de calme et d’équilibre parfait.

Du point de vue de la pratique, cela revient à dire qu’il faut concentrer son attention de manière à placer sa propre conscience dans l’état d’équanimité, car c’est précisément par le truchement de cette concentration de l’attention que la conscience individuelle devient calme et que la psyché peut alors être graduellement purifiée, et donc libérée de ses entraves mentales.

La méditation dans les Saintes Écritures

Même les Saintes Écritures s’accordent à dire qu’il faut que l’être s’efforce en priorité de trouver le calme à l’intérieur de lui-même.

Les expressions utilisées dans le Nouveau Testament, par exemple « ne pas juger », « être pauvre en esprit », « n’avoir que le “oui” en soi-même », « être comme un petit enfant », ou encore « avoir un esprit incorruptible, doux et paisible », font directement allusion à cet état de pleine conscience équanime qui est également synonyme de « simplicité ».

La Bhagavad-Gītā, l’un des livres sacrés de l’hindouisme dont le nom signifie « chant du bienheureux », fait directement référence à l’état de pleine conscience équanime, en plusieurs passages. En voici quelques-uns, reformulés par Swāmi Udasin :

  • Lorsque tu abandonnes les désirs qui montent en toi et que tu te satisfais des choses telles qu’elles sont, tu fais l’expérience de la paix intérieure.
  • Lorsque ton esprit n’est pas troublé par le malheur, lorsque tu ne recherches pas le plaisir, lorsque tes émotions sont paisibles, lorsque tu es libéré de la crainte et de la colère, tu fais l’expérience du calme intérieur.
  • Lorsque tu es libéré de tous les liens, lorsque tu es indifférent au succès et à l’échec, tu fais l’expérience de la sérénité intérieure.
  • Lorsque tu soustrais tes sens aux plaisirs des sens, telle une tortue qui rentre ses membres, tu fais l’expérience de la sagesse intérieure. [1]

La recherche de cette « sainte indifférence » qu’est l’équanimité, à l’égard de tous les phénomènes dont nous pouvons faire l’expérience, sans exception, est donc le fondement même de la méditation, et il n’est pas possible de s’y adonner dans l’espoir d’atteindre un jour la Libération spirituelle si elle n’est pas abordée sur la base de cette compréhension fondamentale.

Faire l’expérience de la paix, de la sérénité et de la sagesse sur le plan intérieur, est la conséquence de la concentration juste de l’attention, accomplie par l’être pour rechercher l’équanimité de la conscience et s’y maintenir.

Comprendre cela est en effet absolument fondamental, et je dirais même… crucial ! L’adjectif « crucial » n’est pas choisi au hasard ! Il fait référence au symbolisme de la croix, dont le centre représente le « lieu » où sont neutralisées, conciliées, les impulsions de désir et d’aversion, lieu qui correspond précisément, sur le plan psychique, à l’état de pleine conscience équanime.

Tout se joue à ce niveau-là, qu’il s’agisse de la pratique de la méditation ou de la quête spirituelle au sens large.

Les grands maîtres en parlent

La démarche qui consiste à produire cet effort particulier, grâce auquel la conscience peut à tout moment se positionner dans le « juste milieu », a été enseignée par tous les grands maîtres spirituels de l’humanité, indépendamment des traditions desquelles ils ont pu se revendiquer dans certains cas.

Comme nous le verrons plus en détails dans les cours 37 et 38, le cœur de l’enseignement du Christ est une invitation à renoncer à toute forme d’identification aux impulsions mentales pour permettre à la conscience individuelle de se libérer ainsi des voiles qui l’empêchent d’être en « syntonie » avec l’essence spirituelle de l’être, que la tradition chrétienne nomme le Saint-Esprit.

« Le royaume de Dieu n’est pas manger et boire, mais justice, et paix, et joie dans l’Esprit saint. » Épître aux Romains 14:17

Lorsque Jésus parlait du « royaume de Dieu », il voulait faire allusion à l’état de conscience de l’âme stabilisée dans l’équanimité parfaite. Dans ces conditions, la conscience individuelle est totalement immergée « dans l’Esprit saint », permettant à l’être de faire l’expérience de la réalité grâce à cette lumière spirituelle, sous la forme de justice, de paix et de joie, mais aussi de l’unité et de l’amour, autant de… « fruits de l’Esprit ».

Le monde perçu à partir d’un tel état de conscience « illuminé » est forcément lumineux également, même si dans ses manifestations les plus superficielles, impermanentes, il peut continuer à se manifester localement sous forme de guerre, de corruption, de pollution, des inégalités, de catastrophes, etc.

« Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît. » Matthieu 6:33

Dans le contexte de la méditation, cette célèbre parole du Christ prend également tout son sens. Le Christ nous invite à chercher d’abord le royaume de Dieu et sa justice, c’est-à-dire l’équanimité de la conscience pure, libérée de toute forme d’identification à la structure mentale.

La notion de « justice » peut en effet être interprétée comme l’équilibre parfait de la conscience libérée de l’identification aux formes-pensées induites par le mental, dont le mouvement et la dynamique viennent de l’énergie conférée par les impulsions de désir et d’aversion.

L’injonction « Cherchez d’abord » est particulièrement intéressante, car elle nous fait comprendre que cette recherche est absolument prioritaire. Transposée à la méditation comme « art de vivre », elle nous invite à produire l’effort de concentrer notre attention si l’on veut avoir une chance de nous établir dans la pleine conscience équanime et, en conséquence, « recevoir tout le reste par surcroît », c’est-à-dire obtenir tout ce qui nous est utile pour poursuivre notre quête dans les meilleures conditions.

Si le Christ évoquait la nécessité de méditer sans jamais le dire explicitement étant donné qu’il maniait l’art de parler sous forme de paraboles, le Bouddha historique, Siddhārtha Gautama, a quant à lui été beaucoup plus direct dans ses propos, comme en témoignent ses paroles extraites du Dhammapada, le recueil le plus célèbre de ses enseignements :

« L’esprit précède tout phénomène, l’esprit est le plus important, tout est fait par l’esprit. » Dhammapada, I. (vers 1-2)

« Tous les sankhara [2] sont impermanents. Quand on perçoit cela avec la vraie vision pénétrante [3], on se détache de la souffrance ; c’est le chemin de la purification. » Dhammapada, XX. (vers 277)

« Ceux qui s’efforcent avec constance de diriger leur conscience attentive sur le corps, qui s’abstiennent d’actions négatives et s’efforcent de faire ce qui devrait être fait, conscients, avec une entière compréhension, sont libérés de leurs souillures. » Dhammapada, XXI. (vers 293)

Certes, le Bouddha historique ne parlait pas du « royaume de Dieu » et ne faisait aucunement référence à un « Père céleste », mais cela ne signifie en rien que son enseignement était fondamentalement différent de celui du Christ. D’ailleurs, il est tout à fait possible d’établir un parallèle entre le royaume de Dieu et le Nirvāna dont parlait le Bouddha.

Personnellement, je suis d’avis que le Bouddha enseignait les mêmes préceptes aux personnes qui venaient écouter ses discours au sujet de la « vision pénétrante ». En effet, à mes yeux, stabiliser la conscience dans l’équanimité n’est en effet pas différent de la « simplicité » ou de la « pauvreté en esprit » dont parlait Jésus, état de la conscience qui était selon ce dernier la condition sine qua non pour « entrer dans le royaume de Dieu [4] ». Ce sont des expressions différentes, certes, mais pour exprimer le même positionnement intérieur et la même dynamique qui rendent spirituellement « parfait comme le Père est parfait ».

Ces deux grands instructeurs de l’humanité nous ont enseigné, à leur manière, l’art de nous positionner dans ce « juste milieu » qui concilie, neutralise, transcende, toute forme d’opposition, donc de dualité, au niveau du mental, nous permettant ainsi de renoncer à la volonté inférieure de l’ego et, par là même, d’accepter de nous en remettre exclusivement à l’Intelligence suprême de l’Esprit, qui est notre véritable essence, au-delà de toutes les identifications mentales qui nous donnent faussement l’impression d’être ce « je séparé » qu’est l’ego.

Pour Lao Tseu, le but à atteindre est un état de méditation permanent, en phase avec le mouvement de la vie, en communion directe et constante avec la réalité. Et selon lui, c’est en chaque instant que ce but peut être atteint, conformément à ce précepte dont il est l’auteur et auquel le premier cours est consacré : « le but est le chemin lui-même. »

Ses préceptes de sagesse, qui constituent les fondements de la tradition taoïste – réunis dans le Tao-tö-king –, font entrevoir la méditation comme un état d’être qui consiste le plus naturellement du monde à vivre en phase avec le Tao, c’est-à-dire avec un Ordre cosmique absolument parfait, dont témoigne en permanence la réalité, telle qu’elle est.

Dans ces conditions, l’esprit est uni à l’âme et à la matière – union représentée par le symbole du « yin-yang » – dans une danse gracieuse, un flux constant sur lequel l’être est aligné et qui lui permet en conséquence d’« agir sans agir » (wei-wu-wei en chinois).

La méditation en pleine conscience

La pleine conscience, aussi appelée « conscience pure », n’est pas autre chose que le fait d’être totalement attentif à la réalité. Cette expression vient du bouddhisme, où elle est assimilée à l’« attention juste », qui est l’un des huit piliers du noble octuple sentier [5] enseigné par le Bouddha lors de son tout premier sermon, donné à Sārnāth, en Inde, il y a plus de deux mille six cents ans.

Si la méditation en pleine conscience a été rendue célèbre en Occident par le moine bouddhiste Thich Nhat Hanh et plus particulièrement par le docteur américain Jon Kabat-Zinn avec sa « méthode de réduction du stress basée sur la pleine conscience [6] », il ne faut pas perdre de vue qu’elle est beaucoup plus ancienne puisqu’elle remonte à l’enseignement du Bouddha lui-même.

Pour être tout à fait précis, la pleine conscience n’est pas une technique de méditation en tant que telle, mais la base de toutes les formes de méditation. C’est en effet le plus souvent l’attention juste qui est entraînée par différentes techniques de méditation, qu’il s’agisse par exemple de l’attention concentrée sur un mantra (comme la « méditation transcendantale » ou le Japa Yoga [7]), sur la flamme d’une bougie, sur un point contre le mur, sur le hara, sur la respiration, sur le mouvement des pensées et des sentiments [8] ou encore sur la conscience de l’âme en tant que point focal de l’attention de l’esprit [9].

Méditation avec objet et sans objet

On pourrait dire qu’il existe autant de formes de méditation que de phénomènes ou objets sur lesquels il est possible de concentrer l’attention. Cela dit, la pratique peut être divisée en deux grandes catégories distinctes : la méditation avec objet et la méditation sans objet.

On parle de méditation avec objet lorsque le méditant décide, par un effort de volonté conscient, de maintenir son attention concentrée sur un objet déterminé en y revenant à chaque fois qu’il prendra conscience qu’il s’est laissé distraire par d’autres objets (sensations, pensées, phénomènes extérieurs, etc.) au cours de sa pratique.

Ce qui détermine cette première catégorie de la méditation est précisément cet effort d’attention, qu’il est nécessaire de produire et de reproduire inlassablement de sorte à ce qu’elle reste aussi souvent que possible « fixée » dans la direction choisie. Indépendamment des objets de la contemplation utilisés comme support de la méditation, l’objectif est d’entraîner la concentration et donc d’éviter la dispersion autant que possible, afin de calmer le mental, accéder à des états modifiés de conscience ou développer des facultés et pouvoirs psychiques.

Tout ce qui peut être perçu est un objet sur lequel il est possible de concentrer l’attention volontairement. Ainsi, même les pratiques qui consistent à maintenir l’attention dirigée sur le vide (ou l’espace) ou sur la conscience d’être (êtreté) font partie de cette première catégorie. L’investigation (vichāra [10]) préconisée par Rāmana Maharshi est donc aussi une méditation avec objet. En l’occurrence, dans cette pratique spécifiquement, on considère que le sujet (l’ego, ou la conscience de soi-même en tant qu’impression « je suis ») devient l’objet de sa propre contemplation. 

Pour la méditation sans objet, la concentration ne doit pas être « forcée » en direction d’un objet spécifique. Il s’agit simplement d’observer très attentivement le mouvement constant des phénomènes dans toute leur diversité : une pensée, une sensation agréable ou désagréable, un son extérieur, un état de félicité, une forme ou une autre de jugement, un sentiment de contentement ou d’insatisfaction, etc. Ce sont là autant d’objets susceptibles d’être perçus par le « témoin silencieux » (l’esprit) à l’arrière-plan, qui se contente d’en prendre conscience, passivement [11].

Ainsi, si un effort de volonté est malgré tout nécessaire dans la méditation sans objet, c’est uniquement pour maintenir l’attention à un degré élevé de vigilance, alerte, à l’affût de tout ce qui peut « venir à l’esprit », tout particulièrement les impulsions mentales de désir et d’aversion (samskāra et vāsanā). En cela, cette forme de méditation est un entraînement au lâcher-prise intégral : laisser être ce qui est, dans l’accueil bienveillant, équanime, des innombrables phénomènes qui peuvent se manifester en l’instant présent.

En observant ainsi l’impermanence des phénomènes, dont font partie ses propres états conscience, le méditant peut prendre conscience que l’acte même de la perception, lui, ne change jamais, à la manière de l’écran blanc d’une salle de cinéma sur lequel les images défilent sans que lui-même n’en soit jamais affecté. Cette réalisation de l’immuabilité de l’esprit, en tant que la véritable essence de l’être – l’attention pure –, est ce qu’on appelle l’éveil spirituel. Lorsque cette réalisation devient permanente, l’être atteint l’état d’équanimité parfaite ; il est un éveillé, un être spirituellement réalisé.

Concentration et détachement

La recherche de l’équanimité nécessite à la fois la concentration de l’attention et le détachement.  Si l’attention n’est pas concentrée, elle se disperse, saute d’une pensée à une autre, d’un phénomène à un autre. Et en étant ainsi distraite, elle ne peut évidemment pas « saisir » pleinement la réalité telle qu’elle est. Mais si elle n’est que concentrée sans être en même temps détachée, les impulsions de désir et d’aversion peuvent toujours être actives au niveau du mental, de façon parfois très subtile.

Pratiquer la méditation dans l’optique de la quête spirituelle implique donc que l’attention soit orientée avec justesse, c’est-à-dire en cherchant en même temps l’équanimité. Si le méditant se concentre attentivement sur un phénomène, une sensation, une pensée, tout en étant sous l’influence des impulsions contraires, il n’est pas équanime et l’âme ne peut être illuminée et transmutée. C’est la raison pour laquelle la recherche du détachement est absolument indispensable lorsqu’on pratique la méditation, non pas seulement en vue d’obtenir des effets positifs en ce qui concerne la santé, la relaxation et le bien-être, mais aussi et surtout pour progresser sur la voie de l’Éveil spirituel.

Tel est le sens de la métaphore du funambule sur son fil : être pleinement attentif au fil n’est pas suffisant ; pour garder l’équilibre, il doit également éviter de basculer à gauche ou à droite du fil. De la même manière, le méditant ne doit pas se contenter d’être attentif à l’objet de sa contemplation, il doit également chercher le détachement afin d’atteindre l’équanimité, en évitant de réagir mentalement par le désir ou l’aversion. C’est là toute la différence entre la pleine conscience et l’équanimité (voir cours suivant).

Dans l’hindouisme, le détachement est appelé vairāgya où il est considéré comme l’un des fondamentaux de la pratique de la méditation et des différentes formes de yogas. Selon Swāmi Prajnānpad, quand il y a détachement, « le désir “je veux quelque chose” et “je ne veux pas quelque chose” n’est plus présent. C’est la négation de “j’aime quelque chose” aussi bien que de “je n’aime pas quelque chose”. […] Si le mental est libre de cet adhésif appelé désir, vous n’avez ni le sentiment de posséder quelque chose, ni celui d’en être privé : voici ce qu’est vairāgya [12]. »

Quant à Swāmi Vivekananda, il en dit ceci : « le détachement est la base de tous les yogas. […] Il n’a rien à voir avec notre corps physique, tout est dans l’esprit. La chaîne du “je” et du “mien” est dans notre esprit. Si nous ne sommes pas liés par cette chaîne au corps et aux objets des sens, nous sommes sans attachement, où que nous soyons et quoi que nous soyons [13]. »

Pleine conscience et équanimité

De nos jours, beaucoup de personnes pratiquent la méditation de pleine conscience, mais sans chercher l’équanimité en parallèle. La raison à cela est que, bien souvent, elles méditent avec une attente qui ne les quitte pas tout au long de leur pratique. Par exemple, dans le cas de l’approche basée sur la réduction du stress du Dr Kabat-Zinn, les gens méditent avec l’intention d’obtenir une guérison, un apaisement émotionnel, une réduction du stress, etc.

Si des résultats peuvent être obtenus grâce à cette technique à ces fins spécifiques, il faut toutefois bien se rendre à l’évidence que ces résultats se situent au niveau purement physique et émotionnel et que la méditation pratiquée de cette manière-là ne peut en rien favoriser la purification (catharsis) de la psyché [14], qui est pourtant l’objectif essentiel visé par la méditation, du moins telle qu’elle a été enseignée par les grands instructeurs spirituels avec comme but la libération de la souffrance, qui correspond dans ce contexte à l’Éveil spirituel [15].

Dans un monde devenu foncièrement matérialiste, il n’est pas vraiment étonnant que la méditation soit désormais considérée avant tout comme une méthode dont on peut se servir pour soulager ses symptômes ou sa douleur, pour récupérer d’une maladie ou compenser les effets délétères du stress. Elle n’est plus considérée comme une voie magistrale d’Éveil spirituel, mais comme un moyen d’échapper au mal-être, de guérir ou de développer les facultés de l’ego.

Si la méditation de pleine conscience était pratiquée conformément à sa vocation primordiale, elle ne serait pas utilisée à partir des impulsions de désir et d’aversion pour obtenir des effets recherchés par l’ego, mais pour purifier la psyché de ces mêmes impulsions, ce qui ne peut être obtenu que par l’équanimité, laquelle devrait par conséquent toujours accompagner la pleine conscience si l’on veut que la méditation puisse porter ses fruits sur la voie de l’Éveil. Car, sans l’équanimité, aucune purification de la structure mentale ne peut se produire. C’est sans doute pour cette raison que Denise Desjardins a dit de l’équanimité qu’elle est la « la pierre de touche du Sage [16] ».

Comme l’a expliqué William Hart, pleine conscience et équanimité, « pratiquées ensemble, mènent à se libérer de la souffrance. Si l’une ou l’autre est faible ou absente, progresser sur le chemin vers ce but n’est pas possible. Toutes deux sont essentielles, comme l’oiseau a besoin de deux ailes pour voler ou la charrette de deux roues pour rouler. Et toutes deux doivent avoir la même force. Si l’une de ses ailes est faible et l’autre forte, l’oiseau ne peut bien voler. Si l’une de ses roues est petite et l’autre grande, la charrette tournera en rond. Le méditant doit développer en même temps la conscience attentive et l’équanimité pour avancer sur le chemin [17]. »

En sanskrit, le mot qui traduit le mieux l’équanimité est upeksha, qui signifie également « non-attachement », « non-discrimination », « égalité d’esprit » ou encore « lâcher-prise ». Littéralement, il veut dire « regarder par-dessus », c’est-à-dire regarder les choses sans prendre parti, de manière neutre, avec impartialité.

Le mental est par nature incapable de percevoir les choses telles qu’elles sont, sans le filtre de ses « étiquettes », jugements de valeur, croyances et autres impressions. Même lorsqu’il ne peut trancher en faveur du bien ou du mal et qu’il semble opter pour l’indifférence, il s’agit encore et toujours d’une impression qui se superpose à la réalité.

L’équanimité n’a strictement rien à voir non plus avec la neutralité d’opinion du mental, qui ne peut se situer que dans une position médiane par rapport aux extrêmes. L’équanimité, en tant que « juste milieu », est au-delà du bien et du mal, ainsi que de la neutralité subjective qui en délimite la frontière sur le plan moral.

L’équanimité est le propre de la conscience détachée de l’identification à toute forme-pensée mentale ; elle est l’essence même de l’esprit, à l’image du rayon solaire qui se projette dans l’espace sans discrimination aucune, pour la seule « joie » d’éclairer, d’aimer, ce qu’il est susceptible de rencontrer.

La révolution de la méditation

Grâce à sa propre expérience, le Bouddha découvrit que lorsqu’un phénomène entre en contact avec les six portes sensorielles (un sens intérieur et cinq sens physiques [18]), l’esprit le perçoit (à un niveau soit conscient, soit subconscient) et cette perception provoque une sensation, que le mental va, conformément à sa fonction même, évaluer comme agréable ou désagréable. En conséquence il va réagir soit par une impulsion de désir (ou d’attachement), soit par une impulsion d’aversion (ou de rejet).

Cette réaction étant la cause de la souffrance (tant pour le désir que pour l’aversion), le Bouddha comprit que la libération de la souffrance passe par la capacité à observer les sensations dans le corps sans réagir mentalement, donc avec… équanimité. C’est à partir de cette compréhension inspirée qu’il enseigna une technique de méditation appelée Vipassanā, celle-là même qui lui permit d’atteindre l’éveil sous un arbre, près de Bodhgayā, en Inde.

À sa mort, cette technique de méditation fut transmise oralement, par une longue lignée de maîtres. On la crut perdue pendant des siècles, mais elle resurgit à la fin du XXe siècle sous l’impulsion d’un moine birman du nom de Ledi Sayadaw, qui décida que son heure était venue et qu’elle devait être transmise au grand public. S. N. Goenka, qui fut initié à cette technique par U Ba Khin, consacra une grande partie de sa vie à l’enseigner sous sa forme originelle, encore aujourd’hui appelée Vipassanā. C’est lui qui contribua notamment à la faire connaître hors des frontières de l’Inde et de la Birmanie.

Dans le texte suivant, il nous explique en quoi la notion de sensation est à ce point fondamentale et en quoi la découverte de son interaction avec l’esprit fut révolutionnaire du temps du Bouddha :

« Dans la spiritualité indienne de l’époque, on n’avait jamais parlé de sensations ; le Bouddha fut le premier, et il reste jusqu’à aujourd’hui le seul à en avoir parlé. C’est en observant les sensations qu’il trouva l’Illumination, et il dit alors : “Je n’avais jamais entendu parler de cette sorte de Dharma [19].” Pourquoi n’en avait-il jamais entendu parler ? Les textes sacrés indiens, jaïns ou brahmaniques parlaient tous de duhkha, la souffrance, ils affirmaient tous que la cause de la souffrance est l’avidité [ou le désir, N.d.A.] et l’aversion, que si on se libère de l’avidité et de l’aversion, on se libère de duhkha. Pourquoi alors est-ce que le Bouddha dit : “Je n’ai jamais entendu parler de ce Dharma ?”

C’était un prince, son père lui avait fait connaître des philosophes et des enseignants pour lui apprendre toutes les philosophies de l’Inde. Il avait probablement lu toutes les Écritures. Pourtant, il dit n’avoir jamais entendu parler de cette sorte de Dharma, parce que personne alors ne parlait de sensations, personne ne savait que la sensation était un facteur déterminant pour atteindre la Libération. Lui le découvrit, et atteint ainsi l’Illumination. Et cette découverte est d’ailleurs la marque d’une personne réellement illuminée. Grâce à elle, la chaîne des origines dépendantes [20] devint évidente pour le Bouddha. 

Comprenez bien : les penseurs indiens de cette époque savaient que les cinq “portes des sens” existent, ces cinq bases sensorielles que sont l’œil, l’oreille, le nez, la langue et la peau. Quelques-uns reconnaissaient même l’esprit comme une sixième “porte”. Ils savaient aussi que chaque “porte” laisse entrer un type d’objet particulier : la vision pour l’œil, le son pour l’oreille, l’odeur pour le nez, le goût pour la langue, le toucher pour le corps, l’émotion ou la pensée pour l’esprit. Et tous les penseurs dignes de ce nom en Inde recommandaient la même chose : ne vous fiez pas aux objets des sens, ne réagissez pas ; n’ayez pour eux ni avidité ni aversion. Tous ont dit cela avant le Bouddha. Qu’apporta-t-il de nouveau alors ?

Eh bien, c’est que, d’après ce qu’affirmaient ces penseurs de l’Inde, on réagit à l’objet qui provoque la sensation : un son vient à votre oreille, et selon qu’il est agréable ou désagréable, vous vous mettez à l’aimer ou pas ; quand vous l’aimez, vous réagissez par de l’avidité, quand vous ne l’aimez pas, vous réagissez par de l’aversion. La même chose se produit à la suite d’une vision, d’une odeur, d’un goût, d’un contact, d’une pensée : vous vous mettez à les aimer ou pas, et alors l’avidité et l’aversion se manifestent. D’après ces penseurs, on réagit donc à tel ou tel objet extérieur.

Le Bouddha, lui, comprend qu’on ne réagit pas à l’objet extérieur, mais à la sensation elle-même : “Les six sens engendrent un contact, le contact engendre la sensation, la sensation engendre l’avidité [21].”

Votre avidité [22] [de même que l’aversion, N.d.A.] ne naît que lorsque vous ressentez une sensation. Un objet extérieur vient en contact avec une de vos “portes sensorielles”, telles que l’oreille ou l’œil ; immédiatement, une sensation se produit. Et quand une sensation se produit, la perception, cette partie de l’esprit qui identifie et qui juge ce qui est enregistré par la conscience, l’évalue : elle est agréable, elle est désagréable ; elle est très bonne ou très mauvaise, etc. […]

Alors seulement vous commencez à réagir : “J’aime ça, j’aime ça de plus en plus, de plus en plus”, et vous désirez prolonger cette expérience ; ou : “Je n’aime pas ça, je n’aime pas ça du tout”, et vous désirez l’interrompre. À un niveau superficiel, vous avez l’impression que vous réagissez à un objet extérieur : quelqu’un vous a insulté, les insultes ont atteint vos oreilles et vous réagissez par de la haine. À un niveau superficiel, ce constat est juste : vous réagissez aux insultes ou aux louanges. Mais le Bouddha est allé plus loin : il a compris qu’on ne réagit pas aux louanges ou aux insultes, mais aux sensations produites par celles-ci. Votre réaction ne naît que lorsque vous éprouvez une sensation. C’est cela qu’il n’avait jamais entendu dire, et c’est la raison pour laquelle il a constaté : “Je n’avais jamais entendu parler de cette sorte de Dharma.

L’œil de la sagesse s’est ouvert, parce qu’il a fait l’expérience du rôle de la sensation et de la réaction qu’elle engendre. C’est dans la sensation que se trouve la racine de la souffrance, et si vous ne vous attaquez pas à sa racine vous ne pourrez pas en venir à bout. C’est cela que le Bouddha a mis en pratique et qu’il a enseigné : observez-vous vous-même, c’est-à-dire observez votre esprit et votre corps. Au fur et à mesure que vous approfondissez votre observation, vous ne trouvez que des sensations, rien que des sensations, et vous remarquez qu’une partie de votre esprit continue à réagir : la partie de l’esprit nommée conscience ne fait que connaître, la partie nommée perception, reconnaît et évalue, la partie sensation, ressent, mais la partie nommée réaction, réagit, ne cesse de réagir. Si la sensation est agréable, la réaction devient de l’avidité, si la sensation est désagréable, elle devient de l’aversion.

C’est cette habitude mentale qui doit être changée : c’est cela qu’a découvert le Bouddha [23]. »

La libération de la souffrance

Les réactions conditionnées du mental sont profondément enracinées dans la psyché et ce n’est que par la pleine conscience équanime, soit par leur observation par un esprit attentif, neutre, équilibré et libre, qu’elles peuvent être délogées et transmutées, pour une purification graduelle de la psyché, jusqu’à sa pleine et entière illumination.

Si l’observation équanime des sensations qui apparaissent et disparaissent constamment à l’intérieur des limites du corps est quelque chose de simplissime puisqu’il suffit de les ressentir sans aucune forme de mouvement mental, c’est toutefois difficile à cause de cette tendance qu’a précisément le mental à s’interposer constamment entre l’esprit et la sensation.

Si nous voulons nous libérer de la souffrance et procéder à l’éveil de notre âme, il convient donc de réapprendre à ressentir en pleine conscience et avec équanimité les sensations dans notre corps, tout en s’habituant également à observer en parallèle [24] l’activité mentale apparaissant en réaction à ces mêmes sensations.

Plus nous entraînons notre capacité à observer/ressentir avec équanimité, moins nous sommes esclaves de notre mental et de ses réactions conditionnées, et plus notre psyché se purifie, s’illumine. Entraîner la pleine conscience équanime est donc une manière de redevenir progressivement libre de notre passé, de nos conditionnements, et de tout ce qui, en soi-même, alimente le moteur de la souffrance.

« Toute souffrance apparaissant a pour cause une réaction. Si toutes les réactions cessent, il n’y a plus de souffrance. » Sutta Nipāta, III. 12.

Quelques citations à méditer

« Utilise les sens, regarde, écoute, touche, goûte, sens, marche, assieds-toi, mais fais toutes ces choses sans te livrer au dialogue intérieur. Reste dans l’unité et lâche la pensée. » Saraha

« Quand nous sommes pleinement attentifs, le champ de notre conscience s’élargit. » V.-R. Dhiravamsa

« Quand il est confronté à toutes les vicissitudes de la vie [à partir de l’état d’équanimité parfaite, N.d.A.], l’esprit demeure inébranlable, sans lamentations, sans engendrer de souillures, se sentant toujours en sécurité ; c’est le plus grand bonheur. » Sutta Nipāta, II. 4

« Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. » Blaise Pascal

« Il n’est pas nécessaire que tu sortes de chez toi. Reste assis à ta table de travail et écoute. N’écoute même pas, attends seulement. N’attends même pas, sois tout à fait silencieux et seul. Le monde va s’offrir à toi et jeter son masque, il ne peut pas faire autrement, il se tordra d’extase devant toi. » Kafka

« Le paradis terrestre est là où je me trouve. » Voltaire

« Ce n’est plus d’être heureux que je souhaite, mais d’être conscient. » Albert Camus

Pratique

À l’époque du Bouddha et déjà bien avant que son enseignement connaisse un tel rayonnement, il y avait déjà de nombreux maîtres de sagesse qui enseignaient à peu près tous la même chose : ne pas réagir par le désir ou l’aversion aux objets perçus par les différentes portes sensorielles.

Comme nous l’avons vu, le Bouddha apporta une dimension supplémentaire à cet enseignement déjà connu, en allant un peu plus profondément au cœur du problème. Il s’aperçut qu’en réalité, lorsque les différentes portes sensorielles entrent en contact avec les objets ou phénomènes à l’intérieur ou à l’extérieur des limites corporelles, ce contact produit des sensations dans le corps, agréables ou désagréables. Il découvrit que ce sont précisément ces sensations qui font réagir le mental par le désir ou l’aversion et que ce sont ces deux grandes catégories d’impulsions qui sont la cause de la souffrance, et non les objets ou les phénomènes en tant que tels.

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[1] Adaptation libre de la Bhagavad-Gītā, tirée du livre Paroles de Sagesse, Éditions Fédération Francophone de Yoga, 2018.

[2] Le terme sankhara regroupe l’ensemble des réflexes conditionnés de l’esprit identifié à des schémas mentaux qui ne participent pas à l’harmonie et à l’éveil de l’âme. Ce terme est l’exact équivalent du mot sanskrit samskāra.

[3] « Vision pénétrante » est la traduction du terme pâli Vipassanā. C’est l’attention pure, équanime, grâce à laquelle l’esprit perçoit n’importe quel objet de perception à partir d’un état de conscience parfaitement calme.

[4] Voir Luc 18:17.

[5] Voir cours 15, chapitre « Le noble octuple sentier ».

[6] En anglais, Mindfulness Based Stress Reduction (MBSR).

[7] Voir le cours 26, chapitre « Exercice : Ensemencement du Om ».

[8] Voir le cours 4, chapitre « Exercice : Catharsis psychique ».

[9] C’est le cas lorsque l’esprit s’efforce d’être conscient du reflet qu’il produit en l’âme vivante, sous la forme de la conscience d’être « je suis ». Ce fut la pratique préconisée par le grand sage Rāmana Maharshi, qui invitait ses auditeurs à se poser la question « qui suis-je ? » et à retourner aussitôt l’attention sur eux-mêmes pour observer attentivement la « pensée-je » (l’ego). Je parle de cette technique d’auto-observation appelée vichāra dans le cours 42, consacré en partie à l’enseignement de ce maître spirituel indien.

[10] Voir note de bas de page précédente.

[11] C’est la raison pour laquelle, dans certaines ascèses particulièrement radicales, le méditant doit être alimenté, lavé et soigné par des personnes bienveillantes qui se mettent à son service. Cela lui permet de se consacrer à son ascèse méditative sans avoir à se soucier de la satisfaction des besoins du corps.

[12] Lettres à ses disciples : Tome 2, Les yeux ouverts, Éditions Accarias-L’Originel, 2014, p. 43.

[13] Les Yogas pratiques, Albin Michel, 1988, p. 97.

[14] Voir le cours 4, chapitre « Exercice : Catharsis psychique ».

[15] C’est pourquoi l’Éveil spirituel est aussi appelé « Libération spirituelle » ou « Délivrance ».

[16] La Mémoire des vies antérieures, Éditions de la Table Ronde, 1980, p. 45.

[17] L’art de vivre, Éditions du Seuil, 1997, p. 153.

[18] En plus des cinq portes sensorielles physiques (vue, toucher, odorat, goût, ouïe), le Bouddha identifia une porte sensorielle intérieure, l’esprit lui-même, grâce auquel les pensées et les émotions sont perçues.

[19] Dharma est un mot sanskrit qui peut revêtir plusieurs sens. Le plus souvent, il évoque l’Ordre naturel des choses, les Lois cosmiques universelles ou simplement les enseignements qui en parlent et qui nous apprennent à vivre en phase avec elles.

[20] Cette expression fait allusion au cycle des renaissances indéfinies, appelé samsāra dans le bouddhisme et l’hindouisme (Voir à ce sujet les cours 23 et 39).

[21] Samyutta Nikāya, Sutta Pitaka.

[22] L’avidité fait ici référence à l’une des deux grandes catégories d’impulsions contraires, celle du désir. Ces impulsions contraires, celles du désir et de l’aversion, étaient considérées par le Bouddha comme la « soif », à l’origine de toute souffrance, comme nous le verrons plus loin.

[23] Trois enseignements sur la méditation Vipassanā, Éditions Points, 2009, pp. 70-74.
En complément à cette explication, je vous recommande la lecture du discours qu’a donné S.N. Goenka sur la méditation Vipassanā, en 1980 à Berne, en Suisse. À découvrir dans cette annexe : https://cutt.ly/3ecKJqn9

[24] Cette qualité d’attention, dirigée sur les phénomènes sans perdre de vue l’activité du mentale, est le propre de la Méditation Primordiale, telle que vous pouvez en faire l’expérience dans l’exercice du cours 48.

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