Le Cours du Vivant

Cours n°41 - La concentration juste
La concentration juste
Théorie
Si le Cours du Vivant met autant l’accent sur la notion de « juste positionnement intérieur » – celui dans lequel la conscience de l’être est en parfait équilibre, maîtrisant et neutralisant les impulsions d’attraction et de répulsion actives au niveau de la structure mentale –, c’est parce que cet état de conscience est le moyen le plus efficace d’ouvrir la porte de l’ego à la lumière spirituelle, afin qu’elle puisse en alchimiser la nature.
Ce positionnement de l’être dans le juste milieu est obtenu par un lâcher-prise, grâce à la concentration juste de l’attention. Ainsi, ce que l’être observe, n’est plus perçu au travers du mental et de la connaissance du bien et du mal qui lui est associée, mais à partir de la pleine conscience, qui est alors focalisée sans filtre sur l’objet de sa contemplation, en l’occurrence le mental sous la forme des pensées et de l’état d’être particulier qu’elles induisent dans la psyché.
L’état de pleine conscience transcende la dualité inhérente à l’opposition attraction – répulsion (attachement – rejet, désir – aversion, j’aime – je n’aime pas, bien – mal, etc.) et aligne la conscience individuelle sur la lumière spirituelle. Tout ce qui est observé à partir de cet état de conscience lumineux se sent inconditionnellement accueilli, aimé, car il n’y a plus aucune réaction d’attraction ou de répulsion conditionnée par la nature de ce qui est perçu.
L’équanimité de la conscience désidentifiée de toute forme d’activité mentale, n’est donc pas un état dépourvu d’amour. Bien au contraire, cette conscience équilibrée dans le juste milieu permet à l’âme vivante d’être imprégnée par l’amour le plus pur qui soit, et de le « réfléchir » dans toutes ses dimensions. C’est pour cette raison que ce positionnement intérieur est également appelé « sainte indifférence » ou « bienveillante neutralité ».
La nature de l’effort d’attention
Dans le petit monde de la spiritualité contemporaine, on entend parfois dire que l’état de pleine conscience ne peut pas être « créé », qu’il est déjà là, partout, et que de ce fait il n’y a pas d’effort à faire pour l’atteindre. S’il est vrai que cet état est déjà présent, en tant que ce que nous sommes au-delà du voile induit par l’identification à la structure mentale, il y a bien un effort de volonté – une concentration de l’attention – à produire pour se « dégager » de cette identification, autrement dit pour opérer le « dévoilement » de la conscience individuelle.
Ce qui n’exige aucun effort, en revanche, c’est l’identification de l’être à la structure mentale. Cette dernière, régie par l’activité des impulsions d’attraction et de répulsion, émet une énergie ou une force capable d’induire cette identification de manière automatique, d’une manière qui s’apparente à une mise sous hypnose. Mais s’il n’y a pas d’effort à faire pour se laisser emporter par le phénomène hypnotique de l’identification, il y a bien un effort à faire pour s’en « extraire » et s’établir à nouveau dans le juste milieu. C’est précisément cet effort par lequel l’attention se recentre par le détachement.
Lorsque l’être ne produit pas cet effort d’attention pour s’établir dans le juste milieu, il se laisse forcément emporter par le mouvement produit par les impulsions contraires actives au niveau de la structure mentale. Pour bien comprendre cela, on peut se servir de l’analogie avec la force de la gravité : si on ne fait pas l’effort de se tenir debout, on chute. C’est aussi l’image du funambule sur son fil, qui doit produire un effort pour retrouver l’équilibre après l’avoir perdu [1].
Soyons bien au clair sur le fait que, pour ce qui nous intéresse ici, la concentration de l’attention pour atteindre l’équanimité n’est pas de la même nature qu’un effort de volonté pour créer un état ou des effets particuliers, comme on pourrait le faire avec la force musculaire, de même qu’avec la visualisation ou la pensée positive par exemple.
Si, par suite de la dynamique de l’effort juste sur soi-même, un changement s’opère dans la psyché ou dans le corps, il n’est pas la conséquence directe de cet effort, mais sa conséquence indirecte. Je m’explique : en faisant l’effort de réorienter l’attention, on la retire des schémas de fonctionnement habituels pour la recentrer dans son état primordial d’équanimité. Dans ces conditions, la voie est libre pour la lumière spirituelle qui peut illuminer la réalité intérieure et y rétablir l’harmonie, l’ordre et l’équilibre. Si changement il y a, il ne vient donc pas directement de l’effort que l’on a produit, mais de la force agissante de la lumière spirituelle à laquelle la porte aura simplement été ouverte au niveau de la conscience individuelle. Autrement dit, nous n’avons pas procédé directement au changement par un effort de volonté, mais nous avons fait l’effort de nous libérer de la tendance à vouloir changer les choses par nous-mêmes, pour laisser le champ libre à la lumière spirituelle. C’est pourquoi cette dynamique de l’effort juste s’inscrit parfaitement dans ce que les taoïstes nomment l’art du « non-agir ». C’est le grand paradoxe du changement opéré par le lâcher-prise [2].
C’est la raison pour laquelle ce type d’effort doit s’accompagner d’un détachement du résultat, car nous ne savons pas comment l’action de la lumière spirituelle va bien pouvoir se manifester et quels changements en seront la conséquence. Cette dynamique est tout à fait à l’opposé de celle qui consiste à faire des efforts pour que les choses changent conformément aux desiderata de l’ego.
Sans effort, pas d’éveil
Si l’éveil spirituel était une chose facile, accessible sans effort, nous ne vivrions pas dans un monde aussi chaotique, avec tant de souffrance, de cruauté, de maladies, de guerres, de pollutions, de corruptions, d’inégalités sociales, etc. Ne faire aucun effort et se laisser aller en suivant le mouvement, c’est précisément ce que font la majorité des gens sur cette planète, et cela ne peut mener qu’à une décadence toujours plus grande. Inverser cette tendance entropique naturelle implique des efforts visant à maîtriser la personnalité et à la rendre perméable à l’influence de l’Esprit. Par l’usage du libre-arbitre, l’être peut choisir d’orienter sa volonté, efforts justes à l’appui, pour se libérer des chaînes du déterminisme qui le maintiennent sous l’influence exclusive de sa nature inférieure et réaliser ainsi l’équilibre entre sa nature divine et sa nature animale.
Nous vivons dans une société où l’hédonisme et le narcissisme sont poussés à leur paroxysme, et où tout concourt à affaiblir cette faculté d’effort juste sur soi-même (forcément déplaisante pour l’ego) en exposant l’individu à de plus en plus de sources de stimulations qui le rendent dépendant de plaisirs immédiats et superficiels qui anesthésient la souffrance de son âme, jusqu’à ce qu’il y soit habitué et qu’il recherche des sources de stimulations plus fortes, dans une spirale infernale à laquelle seul l’effort juste sur soi-même peut mettre un terme.
S’il n’y a évidemment pas de mal à se laisser divertir par moment, il faut que le divertissement soit de nature à apporter un repos utile. Autrement, elle renforce la tendance à l’inertie et affaibli d’autant la faculté de concentration, qu’il est absolument nécessaire de renforcer lorsqu’on chemine spirituellement. Car, en effet, aller à l’essentiel implique de renoncer à tout ce qui inutile et superflu, et cela nécessite un effort. À ce niveau, c’est le principe des vases communicants : moins l’être consent à accomplir les efforts justes sur lui-même, plus ses mauvais penchants prennent le dessus sur lui et le tirent vers le bas. Et cela vaut bien sûr en sens inverse, fort heureusement…
Le grand djihad
L’être qui souhaite sortir de l’errance et s’engager sur la voie spirituelle se doit d’orienter son attention sur tout ce qui participe véritablement à son éveil, en renonçant en parallèle à réagir à partir des conditionnements de la structure mentale. Sur le plan extérieur, il doit cesser de se disperser dans des activités qui le maintiennent en périphérie de lui-même et qui nuisent à son âme (d’où l’importance d’une conduite juste et noble [3]). Sur le plan intérieur, il doit observer avec équanimité ce qui se passe dans son corps et dans sa psyché. Il n’est bien sûr pas possible de parvenir à ce degré de maîtrise de soi du jour au lendemain. C’est une progression graduelle précisément rendue possible par l’entretien de la dynamique de l’effort juste sur soi-même.
Cette quête pour la liberté d’être pleinement soi-même, dans l’éveil de sa nature, exige détermination, courage et persévérance, car il est évident que la structure mentale et les parts d’ombre qu’elle maintient occultées − qui forment ensemble le double ombrageux, ou la nature inférieure −, ont des intérêts opposés et feront quant à eux les efforts nécessaires pour faire chuter l’aspirant à l’éveil.
En cela, la quête spirituelle peut s’apparenter à une lutte intérieure, qui ne doit pas être menée contre notre nature inférieure à armes égales, au risque de perdre à tous les coups sur le champ de bataille intérieur. En effet, cette « guerre sainte », que les soufis appellent le « grand djihad [4] », ne peut être gagnée en combattant au niveau des impulsions d’attraction et de répulsion. S’en servir ne peut que renforcer l’emprise de la nature inférieure sur soi-même. C’est pourquoi il n’y a qu’une seule et unique voie qui mène à la victoire sur soi-même : la recherche de l’équilibre, ou équanimité.
« De celui qui dans la bataille a vaincu mille milliers d’hommes et de celui qui s’est vaincu lui-même, c’est ce dernier qui est le plus grand vainqueur. » Le Bouddha
Les textes sacrés, les récits mythologiques, de même que les œuvres de la littérature et du cinéma, ont parfois eu recours à des allégories et des symboles pour parler de ce juste positionnement intérieur. L’un des exemples les plus connus est sans doute l’affrontement entre Thésée et le Minotaure, personnifiant respectivement l’être et la nature inférieure devant être vaincue pour sortir du labyrinthe par son centre (symbolisant l’alignement sur la lumière spirituelle, dans l’invariable milieu, l’équanimité parfaite) et entamer le long processus d’illumination et de purification de l’âme. Même si Thésée a terrassé le Minotaure, il a perdu son combat spirituel contre sa nature inférieure, car il a utilisé une massue de cuir pour en venir à bout, arme symbolisant l’usage de la force de volonté mentale, à partir des impulsions d’attraction et de répulsion. Au lieu d’intégrer le Minotaure en lui-même, par l’esprit d’unité (logique ternaire), Thésée l’a rejeté, détruit, à partir de l’esprit de division (logique binaire). Pour triompher spirituellement, Thésée aurait dû se servir de son épée d’or, symbolisant la lumière spirituelle, projetée sur la nature inférieure (le Minotaure) grâce à la concentration juste de l’attention que l’être produit pour positionner sa conscience dans l’équanimité.
Dans le film fantastique Terremer, la prophétie du sorcier, il y a un passage particulièrement intéressant à ce sujet, qui exprime bien la justesse du positionnement qui permet de triompher de la nature inférieure. Il met en scène le héros du film, nommé « Épervier », et une créature effrayante et repoussante appelée « Gebeth », qui peut être apparentée au « double ombrageux » du héros. Vous pouvez visionner cet extrait sur la plateforme Dailymotion, à cette adresse : https://dai.ly/x2e8ac
Soyez particulièrement attentif·ive aux mots prononcés à partir de 4’21. Vous comprendrez que le juste positionnement par rapport à ce dont nous pouvons avoir peur ou honte à l’intérieur de nous, n’est pas le rejet ou l’occultation, mais l’intégration par l’esprit d’unité, dans l’accueil inconditionnel de ce qui est. Telle est la véritable maîtrise de soi qui permet la transmutation de l’ombre en lumière, et ainsi de passer de la dualité à l’unité, de la périphérie au centre.
Le véritable lâcher-prise
Paradoxalement, l’effort d’attention qui permet d’être victorieux sur le plan psychique, est synonyme de lâcher-prise. D’ailleurs, l’expression même de « lâcher-prise », composée d’un verbe et donc d’une action, révèle la présence d’un effort, celui grâce auquel la prise peut être « lâchée ». Un effort d’une grande simplicité, certes, mais un effort quand même ! En effet, lâcher prise n’est pas quelque chose de complexe, puisqu’il ne s’agit en fin compte que de prendre conscience de ce qui est, en pleine conscience. La difficulté vient du fait que nous avons perdu l’habitude d’appréhender la réalité à partir de cet état de pleine conscience qui est pourtant ce que nous sommes, à la racine même de la personnalité que nous incarnons.
Dès que le mental a commencé à se former dans notre psyché, entre la première et la seconde année de notre vie, nous avons fonctionné au travers des impulsions d’attraction et de répulsion. C’est là qu’a commencé la phase d’obscurcissement de la conscience, nous plongeant toujours plus profondément dans l’ignorance et l’illusion.
C’est ainsi que la faculté de percevoir la réalité sans filtre, à partir de la pleine conscience, s’est progressivement « atrophiée ». Il est donc normal que l’effort accompli pour nous placer dans l’observation équanime, détachée, soit difficile ; c’est comme si nous devions réapprendre à faire fonctionner un muscle qui aurait été maintenu inactif durant de longues années. C’est d’ailleurs une excellente image pour comprendre cette problématique : le « muscle » de la pleine conscience s’est atrophié, alors que le « muscle » mental s’est hypertrophié. Pour rétablir l’équilibre, il n’y a pas d’autre solution que de s’entraîner à changer de regard sur la réalité, et cela passe nécessairement par l’entretien de la dynamique de l’effort d’attention.
En outre, l’impression de difficulté peut également être induite directement par la structure mentale. La plupart du temps, celle-ci déploie ses efforts en vue d’obtenir une stimulation qui procure un plaisir qui apparaît en réaction au fait d’avoir échappé à un inconfort. Naturellement, le fait de renoncer à ce mécanisme d’évitement névrotique, fait monter d’un cran l’intensité de l’inconfort émotionnel et procure un déplaisir pour l’ego séparé, c’est-à-dire pour l’être identifié à la structure mentale et soumis au dictat de ses impulsions d’attraction et de répulsion.
La difficulté vient donc aussi du fait qu’il y a une part de soi-même qui résiste de toutes ses forces au lâcher-prise et qui use de tous les artifices pour nous dissuader de produire l’effort juste à même de contrebalancer le réflexe névrotique destiné à échapper à l’inconfort. Elle peut compter pour cela sur tout l’arsenal des points faibles et des mauvais penchants de la personnalité.
La facilité avec laquelle la structure mentale nous manipule et parvient à nous « tenter » est d’autant plus grande que l’être s’est souvent laissé manipuler et déporter par les réflexes conditionnés d’évitement utilisés par cette même structure mentale.
Au niveau cérébral, nous avons ainsi créé des sillons neuronaux qui s’apparentent symboliquement à de véritables tranchées, par lesquelles il est difficile de ne pas passer, faisant de nous cet « homme-machine » dont il a été question en d’autres cours.
Les efforts produits par la structure mentale pour faire dévier l’être hors du juste milieu s’apparentent à une véritable « force contraire » qui s’oppose à l’effort juste sur soi-même. Face à cette résistance, la seule manière de rester maître de soi, et ainsi de vaincre la structure mentale, est de faire l’effort juste d’observer avec équanimité l’impression et les sensations désagréables qui se manifestent respectivement dans la psyché et dans le corps. C’est un passage obligé… qui est certes difficile, mais Ô combien gratifiant, valorisant et source de joie lorsque nous réalisons que nous redevenons maîtres de nous-mêmes.
La dynamique vertueuse de l’effort d’attention
En résumé, la véritable maîtrise de soi, c’est le lâcher-prise, dans l’effort d’attention, vigilante, grâce auquel l’être s’établit dans son propre centre, immobile et invariable, là où les impulsions contraires sont neutralisées. Cette maîtrise de soi, par la concentration juste de l’attention, dissout le voile de l’identification à la structure mentale, et ouvre la voie à la lumière spirituelle.
Si l’on souhaite se donner les moyens de vivre une spiritualité authentique, c’est le seul effort que nous devons accomplir. Mais attention, il n’est pas question de s’y entraîner uniquement au cours d’exercices méditatifs sporadiques mais d’en faire un véritable art de vivre, en vue de développer l’équanimité en toutes circonstances, dans tous les aspects de la vie quotidienne, même (et surtout) les plus ennuyeux pour le mental en quête de stimulations.
Bien évidemment, il n’est pas aussi « facile » d’atteindre l’état de pleine conscience équanime lorsqu’on est en interaction avec les autres que lorsqu’on est bien tranquillement installé sur son zafu de méditation, après s’être aménagé une ambiance particulièrement propice à la pratique. Certes, cela est plus difficile mais pas impossible pour autant car il ne faut pas oublier que l’esprit est toujours présent à l’arrière-plan des pensées et des sentiments. C’est la raison pour laquelle il est toujours possible à l’être de lâcher prise et de se désidentifier des pensées, en les observant avec détachement (sans les réprimer ou les repousser donc), tout comme il lui est toujours possible d’observer de la même manière les phénomènes extérieurs et sa propre présence consciente.
Ce qu’il faut « lâcher » grâce à l’effort d’attention, ce ne sont pas les pensées qui demeurent indispensables pour organiser son quotidien et gérer ses activités, qu’elles soient professionnelles ou autre, mais bien l’identification de l’être à ces mêmes pensées, ainsi qu’aux émotions et au corps, c’est-à-dire à l’âme vivante, pour éviter de « nourrir » l’impression de séparation de l’ego. Vivre ce lâcher-prise est tout à fait possible en continuant à utiliser le mental à bon escient, en le concentrant lui aussi sur l’essentiel.
Pour réaliser ce « tour de force » qui n’en est donc pas vraiment un mais qui est tout de même inhabituel à en juger par l’état d’identification généralisé dans lequel se trouve la quasi-totalité des êtres humains, il suffit d’être conscient, tout simplement : conscient des pensées, conscient des sentiments, conscient des sensations corporelles, conscient de l’espace dans lequel on se trouve placé en permanence, conscient de l’atmosphère ambiant, conscient de la posture corporelle, conscient des sensations agréables comme désagréables, etc., et conscient de soi-même en tant qu’être conscient. Tout cela, bien entendu, sans réagir mentalement à ce qui est observé (auquel cas cette réaction peut aussi être conscientisée comme n’importe quel autre phénomène…). C’est ce en quoi consiste véritablement l’art du lâcher-prise.
En somme, l’état de lâcher-prise est l’état naturel de l’esprit et il est donc toujours accessible pour peu qu’on le veuille vraiment, d’où la nécessité de l’effort de volonté nécessaire pour recentrer l’attention, faute de quoi le détachement fait défaut et c’est le contrôle mental qui prévaut, avec les tensions et la souffrance que ce contrôle engendre inévitablement.
Le paradoxe du lâcher-prise
Cette vision du lâcher-prise synonyme de véritable maîtrise de soi, n’est pas sans générer de nombreuses interrogations chez celles et ceux qui débutent sur la voie spirituelle, tout comme d’ailleurs chez celles et ceux qui s’y croient engagés depuis de longues années mais qui s’égarent en cherchant à atteindre une forme d’éveil en dirigeant les opérations à partir de la structure mentale.
Ces personnes avancent en général l’argument suivant : si l’on accueille tout ce qui vit en soi-même avec équanimité, sans aucune volonté de changer quoi que ce soit, alors on cesse d’évoluer. Aussi, elles partent du principe que la bienveillante neutralité à l’égard de la nature inférieure équivaut à la laisser prendre le dessus et à devenir esclave de ses pulsions, dans une perte totale de contrôle menant à l’autodestruction.
Ces croyances erronées sont dues à une mauvaise compréhension de la dynamique de l’effort juste. Celui-ci ayant précisément pour effet de neutraliser les impulsions contraires au travers desquelles fonctionne la nature inférieure, cette dernière est maîtrisée de fait, et ne peut plus prendre le dessus et nuire. Mais ce résultat est obtenu sans la réprimer pour autant puisque cette dynamique ne recourt en rien à l’impulsion de répulsion. Il ne peut y avoir de répression que si l’effort est accompli dans un état d’identification à la structure mentale, précisément sous l’influence de l’impulsion de répulsion.
Dans cette dynamique-là, c’est bien sûr l’ego qui opère un contrôle mental et l’être a beau avoir intégré beaucoup d’informations (j’évite ici volontairement de parler de « connaissances [5] ») en matière de développement personnel, d’ésotérisme ou de spiritualité au sens large, il est encore et toujours sous l’emprise de la structure mentale à laquelle il continue d’être identifié de manière plus subtile, mais non moins pernicieuse puisqu’il a le sentiment d’être « sur la bonne voie ». Cette illusion est typiquement celle qui est associée à ce qu’on appelle désormais « l’ego spirituel », cette fausse identité utilisée pour garder le contrôle et continuer à occulter les parts d’ombre de l’âme, tout en retirant un sentiment de soi valorisant lié à la croyance d’être spirituellement supérieur aux autres.
Pour qu’il soit juste, l’effort ne doit pas être déployé pour se défaire de ce que l’on n’aime pas en soi-même, auquel cas l’intention procéderait forcément de la structure mentale elle-même − même avec les meilleures intentions du monde à ce niveau −, mais uniquement pour stabiliser la conscience dans le juste milieu et rendre ainsi l’individualité perméable à la lumière spirituelle. Si l’intention est de stabiliser la conscience à condition de pouvoir se libérer de ce que le mental considère comme un « problème » à l’intérieur de soi-même, c’est encore et toujours la structure mentale qui est aux commandes de la manœuvre. C’est un point fondamental à comprendre car c’est ici que se situe le plus grand risque de dévoiement dans la pratique spirituelle. Rappelons à ce titre cette parole du Christ :
« Cherchez d’abord le royaume de Dieu et sa justice, tout le reste vous sera donné par surcroît. » Matthieu 6:33.
C’est là le piège du développement personnel lorsqu’il est entrepris dans le but de se défaire de tout ce qui est susceptible de nuire à l’image de l’ego [6]. Cette démarche s’appuie sur une volonté exclusivement mentale qui détermine ce qui est « parfait » et ce qui ne l’est pas sur la base d’une comparaison, donc d’une discrimination (connaissance du bien et du mal). Si cette démarche peut bien sûr apporter satisfaction au « petit moi », elle n’est en rien capable de produire un authentique « éveil spirituel » en tant qu’épanouissement de l’âme dans ses qualités et ses vertus, que seule la lumière spirituelle peut accomplir. Cela signifie que tout effort produit à partir du mental, en vue de parfaire l’individualité, renforce l’emprise de la structure mentale, et empêche donc d’autant l’éveil de l’âme.
Quant à la croyance que le lâcher-prise mettrait un terme à l’évolution et au développement de l’âme, elle est erronée également. C’est même tout le contraire qui se produit puisque, comme nous l’avons déjà vu en d’autres occasions, l’ouverture de l’être à la lumière spirituelle permet à cette dernière de réaliser une catharsis psychique graduelle, avec pour conséquence une structuration harmonieuse de l’individualité, un éveil des facultés psychiques et une amélioration de l’état de santé globale. Il y a donc bien une évolution et un développement, mais ceux-ci ne sont pas déterminés et réalisés par le mental, mais par la Volonté divine. Le « développement » dont il est question alors, n’est pas celui qui sert les intérêts de l’ego pour améliorer l’image qu’il a de lui-même en conséquence des avantages que ce développement lui apporte sur ce plan-là, mais correspond à l’épanouissement de l’âme vivante dans l’expression désintéressée de ses qualités et de ses vertus.
C’est là tout le paradoxe du lâcher-prise : c’est lorsqu’on renonce à atteindre l’éveil par nos propres moyens qu’il se produit, à condition bien sûr que ce renoncement se situe dans la dynamique de l’effort juste sur soi-même.
En récompense de l’effort d’attention
Il existe un autre paradoxe. Aussi étrange que cela puisse paraître, tout ce dont nous avons vraiment besoin vient à nous lorsque nous renonçons à obtenir quelque chose en retour des efforts accomplis dans la pratique spirituelle.
Cela s’explique du fait qu’en l’absence de volition propre à la structure mentale, la conscience de l’être se laisse « infuser » par l’influence spirituelle de l’Esprit. Sous l’effet de cette infusion bénéfique, la tonalité intérieure change et active les synchronicités grâce auxquelles l’être peut s’acheminer vers la satisfaction des besoins de l’âme et du corps. C’est une récompense de l’effort juste sur soi-même, à laquelle Jésus a clairement fait allusion dans la parole citée plus haut : « et tout le reste vous sera donné par surcroît ». C’est aussi le sens de cette parole du sage indien Nisargadatta Maharaj : « Ce dont vous avez besoin se présentera à vous si vous ne désirez pas ce dont vous n’avez pas besoin. »
Comme je l’ai expliqué dans le tout premier cours, le fait d’alimenter cette dynamique de l’effort juste nous place dans l’état de perfection spirituelle, indépendamment des ombres qu’il nous reste encore à transmuter avant que cette « perfection spirituelle » puisse se refléter intégralement dans le domaine psychique et que nous puissions, en conséquence de cette réflexion, incarner pleinement l’Esprit.
Quelques citations à méditer
« Le grand djihad, celui le plus haut et le plus noble, est bien le combat continu et permanent contre l’âme charnelle, contre l’ego et les passions pour se parer des caractères divins. » Akhlāq Ar-Rahmān
« N’allez pas au dehors, mais demeurez tranquille. Dans cette tranquillité, le mental retourne automatiquement à sa source. Une fois là, le mental se perd, et maintenant, il n’y a plus de mental pour chercher ailleurs la lumière ou la sagesse, et c’est une formidable fontaine de paix. Tous les doutes sont éclaircis, et la tranquillité demeure, non en mots, mais par le cœur. L’ego est absolument fini. Cela se nomme la paix, et retourner à la Source. » Papaji
« Ainsi la tranquillité est le but du chercheur. Même un seul effort pour apaiser une seule pensée, ne serait-ce qu’un seul instant, pénètre profondément jusqu’à atteindre l’état de tranquillité. L’effort est nécessaire et il n’est possible qu’à l’état de veille. S’il y a effort, il y a aussi conscience ; les pensées sont calmées. » Rāmana Maharshi
« La vigilance exercée sur les pensées est le fondement de la vie spirituelle. » Saint Païssos l’Athonite
« Ce qui va mal, ce n’est pas le monde, c’est notre manière de le regarder. » Henry Miller
Pratique
Comme l’éveil de l’âme et son union avec l’Esprit − qui est le but de toute pratique spirituelle authentique − ne peut être réalisé que par la lumière spirituelle, il convient de concentrer vos efforts en vue de lui ouvrir le plus largement possible la porte de votre être tout entier. Cette ouverture étant la conséquence directe du positionnement dans le juste milieu atteint grâce à l’effort d’attention, il convient de vous y exercer aussi souvent que possible au quotidien, pour autant bien sûr que vous aspiriez à l’éveil, cela va de soi…
Au regard de cela, les raisons pour lesquelles j’ai consacré toute une partie du premier cours à cette notion fondamentale de concentration, sont parfaitement évidentes. C’est aussi parce que l’entraînement à l’effort d’attention est si essentiel dans la pratique spirituelle, que la grande majorité des exercices proposés jusqu’ici ont eu pour objectif de vous permettre de vous y exercer. D’ailleurs, si vous avez pratiqué les exercices proposés avec assiduité, vous devez certainement avoir pu constater les changements que cette pratique de l’attention juste aura pu opérer en vous, non pas par elle-même directement, mais par l’ouverture à la lumière spirituelle qu’elle aura rendue possible.

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Chapitres supplémentaires :
- La concentration juste pour apaiser le mental
- Les deux voies de la méditation
- Exercice : l’activité mentale à la loupe
- Exercice : lâcher prise par l’expiration
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[1] Voir le cours 48, chapitre « La recherche de l’équilibre ».
[2] Voir le cours 21, chapitre « Le paradoxe du lâcher-prise ».
[3] Voir le cours 43, chapitre « Une conduite juste et noble ».
[4] Il est d’ailleurs très intéressant de faire remarquer que le mot « djihad » signifie « effort suprême ». Il dérive de la racine djahd signifiant « effort ». Employé 41 fois dans le Coran, le mot « djihad » peut toujours être interprété au sens ésotérique, donc au sens de l’effort juste sur soi-même. Nous sommes bien loin du détournement et de la perversion que les islamistes en ont fait.
[5] Comme le disait Albert Einstein : « La connaissance s’acquiert par l’expérience, tout le reste n’est que de l’information. »
[6] Cette remarque ne vise évidemment pas les thérapies qui aident l’être à se libérer des blocages physiques et psychologiques qui constituent une entrave à l’épanouissement de l’âme.
- Dernière mise à jour : 26 janvier 2025
- 18:40
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