Le Cours du Vivant

Cours n°39 - La mort et la transmigration

La mort et la transmigration

Théorie

Depuis des millénaires, l’être humain se questionne sur la vie après la mort. Existe-t-il un « au-delà » au sein duquel l’être poursuivrait son périple évolutif sous une autre forme ? Cet être aurait-il la possibilité de revenir sur terre pour s’y réincarner, c’est-à-dire pour y habiter un nouveau corps de chair, après avoir séjourné pour un temps plus ou moins long dans cet au-delà ? Et si cet au-delà existe, que s’y passe-t-il au juste pour l’être qui en fait l’expérience ?

D’une manière générale, ces questions sont centrales dans toutes les cultures, comme en témoigne les rites funéraires qu’on y rencontre systématiquement. Ces questions déterminent le sens que les individus donnent à la vie dans la mesure où elles sont étroitement liées à des notions telles que la foi ou à la croyance en l’existence de Dieu, de l’esprit et de l’âme.

Au vu de l’importance du sujet, il serait osé d’affirmer que ce cours offre des réponses « vraies » à toutes ces questions. Je me contenterai de vous présenter le travail de certains auteurs dont les théories me semblent les plus pertinentes sur ce sujet, avec l’esprit critique qu’il convient de garder malgré tout, bien évidemment, puisque personne n’est jamais « revenu d’entre les morts » pour rendre compte de ce qui s’y passe réellement. Certes, les témoignages de personnes ayant vécu une « expérience de mort imminente » (EMI) peuvent apporter quelques informations intéressantes sur certains états d’existence transitoires entre la vie et la mort, mais cette transition n’étant pas définitive et irréversible, l’expérience est forcément différente de celle de la mort, avec laquelle elle ne saurait donc être comparée.

Qui dit mort dit (re)naissance

Mort et naissance (ou renaissance) sont comme les deux faces d’une même médaille. Elles sont indissociables l’une de l’autre, à savoir que la naissance d’un nouvel état d’existence correspond à la mort de celui qui l’a précédé et que la mort d’un état d’existence correspond à la naissance de celui qui lui succède. Ainsi, la mort n’existe pas sans la naissance, et vice versa.

L’exemple de la chenille qui passe par différentes étapes de morts et de renaissances est à l’image, symbolique, des transformations qu’un être humain peut vivre de son vivant, selon les différents degrés de son développement personnel et spirituel. La science de l’alchimie intérieure propose différentes étapes [1] dont les transitions sont autant de morts (solve) et de renaissances (coagula) à d’autres états de conscience.

Ceci étant dit, dans le cadre de cette étude, c’est bien à la mort dans son acception habituelle que nous allons nous intéresser, à savoir le passage de l’état d’existence « incarné » à ce qui peut exister « au-delà » de celui-ci. Pour aborder ce sujet de nature ontologique, il convient de préciser une nouvelle fois que l’être humain n’est pas seulement un corps investi par une âme vivante, mais qu’il est aussi doté d’une essence spirituelle – l’esprit –, laquelle est immuable et donc immortelle, à la différence de l’âme et du corps.

De ce point de vue, seules les dimensions corporelles et psychiques de l’être sont susceptibles de « mourir ». Mais étant donné que ces deux dimensions de l’être sont de nature différente, leur mort diffère également. Si le corps meurt ou plutôt se décompose rapidement (dans des conditions naturelles de « retour à la terre »), la mort de l’âme suit un rythme plus long et dépend des attachements de l’être (ou l’esprit) à son « véhicule » de manifestation (l’âme, en l’occurrence).

Sur le plan de l’âme plus spécifiquement, la mort est le passage par lequel l’être se retire de son enveloppe charnelle (retrait qui déclenche le processus de mort ou de décomposition du corps) pour subsister pendant un temps plus ou moins long sous la forme individuelle subtile (non-incarnée), sans avoir la possibilité de revêtir ultérieurement un nouveau corps, contrairement à la croyance populaire aujourd’hui largement répandue (nous verrons en quoi cette croyance peut être mise en doute dans le prochain cours).

Cette forme subtile individuelle qui subsiste après la mort du corps charnel est un état d’existence transitoire avant la renaissance de l’être à un autre état d’existence (dit supra-individuel), pour autant qu’il n’ait pas réalisé sa propre essence (l’Esprit) de son vivant, c’est-à-dire durant son incarnation. Dans ce cas de figure, il est libéré du cycle des morts et des renaissances, c’est-à-dire du passage à d’autres états d’existence (passage correspondant à la transmigration).

En cela, comme nous l’avons vu, nous pouvons considérer que la mort et la (re)naissance sont un seul et même changement d’état de l’être véritable (l’esprit), mais vu différemment selon que l’on se place du point de vue de l’ancien état d’existence ou du nouvel état d’existence.

Intrinsèquement, l’être véritable, lui, n’est nullement affecté par ce changement d’enveloppe (ou transmigration) qui ne concerne donc que ses états d’existence dans la Création ; en essence, il demeure le même, immuable, éternel.

Les changements d’états d’existence

René Guénon a exposé les différentes étapes de ces changements d’états d’existence en s’appuyant sur certains textes sacrés de l’hindouisme, en l’occurrence les Brahma-Sūtras, qu’il s’est permis de résumer et de commenter pour en rendre la compréhension plus aisée. Je reproduis ci-après les passages qui me paraissent les plus intéressants, en supprimant les références qui ne me semblent pas essentielles à la compréhension de la thématique de ce cours :

« “Lorsqu’un homme est près de mourir, la parole, suivie du reste des dix facultés externes (les cinq facultés d’action et les cinq facultés de sensation, manifestées extérieurement par le moyen des organes corporels correspondants, mais non confondues avec ces organes eux-mêmes, puisqu’elles s’en séparent ici), est résorbée dans le sens interne (manas), car l’activité des organes extérieurs cesse avant celle de cette faculté intérieure (qui est ainsi l’aboutissement de toutes les autres facultés individuelles dont il est ici question, de même qu’elle est leur point de départ et leur source commune). Celle-ci, de la même manière, se retire ensuite dans le “souffle vital” (prāna), accompagnée pareillement de toutes les fonctions vitales (les cinq vāyus, qui sont des modalités de prāna, et qui retournent ainsi à l’état indifférencié), car ces fonctions sont inséparables de la vie elle-même ; et, d’ailleurs, la même retraite du sens interne se remarque aussi dans le sommeil profond et dans l’évanouissement extatique (avec cessation complète de toute manifestation extérieure de la conscience).”

Ajoutons que cette cessation n’implique cependant pas toujours, d’une façon nécessaire, la suspension totale de la sensibilité corporelle, sorte de conscience organique, si l’on peut dire, quoique la conscience individuelle [l’ego, N.d.A.] proprement dite n’ait alors aucune part dans les manifestations de celle-ci, avec laquelle elle ne communique plus comme cela a lieu normalement dans les états ordinaires de l’être vivant ; et la raison en est facile à comprendre, puisque, à vrai dire, il n’y a plus de conscience individuelle dans les cas dont il s’agit, la conscience véritable [l’esprit, N.d.A.] de l’être étant transférée dans un autre état, qui est en réalité un état supra-individuel. Cette conscience organique à laquelle nous venons de faire allusion n’est pas une conscience au vrai sens de ce mot, mais elle en participe en quelque façon, devant son origine à la conscience individuelle dont elle est comme un reflet ; séparée de celle-ci, elle n’est plus qu’une illusion de conscience, mais elle peut encore en présenter l’apparence pour ceux qui n’observent les choses que de l’extérieur, de même que, après la mort, la persistance de certains éléments psychiques plus ou moins dissociés [2] peut offrir la même apparence, et non moins illusoire, quand il leur est possible de se manifester, ainsi que nous l’avons expliqué en d’autres circonstances.

Le “souffle vital”, accompagné semblablement de toutes les autres fonctions et facultés (déjà résorbées en lui et n’y subsistant que comme possibilités, puisqu’elles sont désormais revenues à l’état d’indifférenciation dont elles avaient dû sortir pour se manifester effectivement pendant la vie), est retiré à son tour dans l’“âme vivante” (jīvātmā, manifestation particulière du “Soi” au centre de l’individualité humaine, comme on l’a vu précédemment, et se distinguant du “Soi” tant que cette individualité subsiste comme telle, bien que cette distinction soit d’ailleurs tout illusoire au regard de la réalité absolue, où il n’y a rien d’autre que le “Soi”) ; et c’est cette “âme vivante” qui (comme reflet du “Soi” et principe central de l’individualité) gouverne l’ensemble des facultés individuelles (envisagées dans leur intégralité, et non pas seulement en ce qui concerne la modalité corporelle).

Comme les serviteurs d’un roi s’assemblent autour de lui lorsqu’il est sur le point d’entreprendre un voyage, ainsi toutes les fonctions vitales et les facultés (externes et internes) de l’individu se rassemblent autour de l’“âme vivante” (ou plutôt en elle-même, de qui elles procèdent toutes, et dans laquelle elles sont résorbées) au dernier moment (de la vie au sens ordinaire de ce mot, c’est-à-dire de l’existence manifestée dans l’état grossier), lorsque cette “âme vivante” va se retirer de sa forme corporelle. Ainsi accompagnée de toutes ses facultés (puisqu’elle les contient et les conserve en elle-même à titre de possibilités), elle se retire dans une essence individuelle lumineuse (c’est-à-dire dans la forme subtile, qui est assimilée à un véhicule igné, comme nous l’avons vu à propos de Taijasa, la seconde condition d’Ātmā), composée des cinq tanmātras ou essences élémentaires suprasensibles (comme la forme corporelle est composée des cinq bhūtas, ou éléments corporels et sensibles), dans un état subtil (par opposition à l’état grossier, qui est celui de la manifestation extérieure ou corporelle, dont le cycle est maintenant terminé pour l’individu envisagé) [3]. »

L’état d’existence dans la forme subtile individuelle

Le cycle de la manifestation corporelle étant terminé au moment de la mort, l’être transmigre dans un cycle intermédiaire, celui de la forme subtile individuelle, durant lequel l’âme demeure donc, mais sans l’enveloppe charnelle qu’elle a laissée derrière elle au moment de la mort et qui se décompose en conséquence, privée de son « souffle vital [4] ».

En ce qui concerne le temps passé dans ce cycle intermédiaire, les mêmes Brahma-Sūtras, commentés là encore par René Guénon, nous apprennent qu’il dépend du degré d’élévation spirituelle atteint durant l’incarnation, donc au cours de la vie de l’être humain :

« “Tant qu’il est dans cette condition (encore individuelle, dont il vient d’être question), l’esprit (qui, par conséquent, est encore jīvātmā) de celui qui a pratiqué la méditation (pendant sa vie, sans atteindre la possession effective des états supérieurs de son être) reste uni à la forme subtile (que l’on peut aussi envisager comme le prototype formel de l’individualité, la manifestation subtile représentant un stade intermédiaire entre le non-manifesté et la manifestation grossière [le corps charnel, N.d.A.], et jouant le rôle de principe immédiat par rapport à cette dernière) ; et, dans cette forme subtile, il est associé avec les facultés vitales (à l’état de résorption ou de contraction principielle qui a été décrit précédemment).”

Il faut bien, en effet, qu’il y ait encore une forme dont l’être soit revêtu, par là même que sa condition relève toujours de l’ordre individuel ; et ce ne peut être que la forme subtile, puisqu’il est sorti de la forme corporelle, et que d’ailleurs la forme subtile doit subsister après celle-ci, l’ayant précédée dans l’ordre du développement en mode manifesté, qui se trouve reproduit en sens inverse dans le retour au non-manifesté ; mais cela ne veut pas dire que cette forme subtile doive être alors exactement telle qu’elle était pendant la vie corporelle, comme véhicule de l’être humain dans l’état de rêve. Nous avons déjà dit que la condition individuelle elle-même, d’une façon tout à fait générale, et non pas seulement en ce qui concerne l’état humain, peut se définir comme l’état de l’être qui est limité par une forme ; mais il est bien entendu que cette forme n’est pas nécessairement déterminée comme spatiale et temporelle, ainsi qu’elle l’est dans le cas particulier de l’état corporel ; elle ne peut aucunement l’être dans les états non-humains, qui ne sont pas soumis à l’espace et au temps, mais à de tout autres conditions. Quant à la forme subtile, si elle n’échappe pas entièrement au temps (bien que ce temps ne soit plus celui dans lequel s’accomplit l’existence corporelle), elle échappe du moins à l’espace, et c’est pourquoi on ne doit nullement chercher à se la figurer comme une sorte de “double [5] ” du corps, pas plus qu’on ne doit comprendre qu’elle en est un “moule” lorsque nous disons qu’elle est le prototype formel de l’individualité à l’origine de sa manifestation ; nous savons trop combien les Occidentaux en arrivent facilement aux représentations les plus grossières, et combien il peut en résulter d’erreurs graves, pour ne pas prendre toutes les précautions nécessaires à cet égard.

“L’être peut demeurer ainsi (dans cette même condition individuelle où il est uni à la forme subtile) jusqu’à la dissolution extérieure (pralaya, rentrée dans l’état indifférencié) des mondes manifestés (du cycle actuel, comprenant à la fois l’état grossier et l’état subtil, c’est-à-dire tout le domaine de l’individualité humaine envisagée dans son intégralité), dissolution à laquelle il est plongé (avec l’ensemble des êtres de ces mondes) dans le sein du Suprême Brahma ; mais, même alors, il peut être uni à Brahma de la même façon seulement que dans le sommeil profond (c’est-à-dire sans la réalisation pleine et effective de l’“Identité Suprême”).”

En d’autres termes, et pour employer le langage de certaines écoles ésotériques occidentales, le cas auquel il est fait allusion en dernier lieu ne correspond qu’à une “réintégration en mode passif”, tandis que la véritable réalisation métaphysique est une “réintégration en mode actif”, la seule qui implique vraiment la prise de possession par l’être de son état absolu et définitif. […]

“Cette forme subtile (où réside après la mort l’être qui demeure ainsi dans l’état individuel humain) est (par comparaison avec la forme corporelle ou grossière) imperceptible aux sens quant à ses dimensions (c’est-à-dire parce qu’elle est en dehors de la condition spatiale) aussi bien que quant à sa consistance (ou à sa substance propre, qui n’est pas constituée par une combinaison des éléments corporels) ; par conséquent, elle n’affecte pas la perception (ou les facultés externes) de ceux qui sont présents lorsqu’elle se sépare du corps (après que l’“âme vivante” s’y est retirée). Elle n’est pas non plus atteinte par la combustion ou d’autres traitements que le corps subit après la mort [6] (qui est le résultat de cette séparation, du fait de laquelle aucune action d’ordre sensible ne peut plus avoir de répercussion sur cette forme subtile, ni sur la conscience individuelle qui, demeurant liée à celle-ci, n’a plus de relation avec le corps). Elle est sensible seulement par sa chaleur animatrice (sa qualité propre en tant qu’elle est assimilée au principe igné) aussi longtemps qu’elle habite avec la forme grossière, qui devient froide (et par suite inerte en tant qu’ensemble organique) dans la mort, dès qu’elle l’a abandonnée (alors même que les autres qualités sensibles de cette forme corporelle subsistent encore sans changement apparent), et qui était échauffée (et vivifiée) par elle tandis qu’elle y faisait son séjour (puisque c’est dans la forme subtile que réside proprement le principe de la vie individuelle, de sorte que c’est seulement par communication de ses propriétés que le corps peut aussi être dit vivant, en raison du lien qui existe entre ces deux formes tant qu’elles sont l’expression d’états du même être, c’est-à-dire précisément jusqu’à l’instant même de la mort) [7]. »

La transmigration de l’être véritable

Toujours selon le même René Guénon : « L’ensemble de la manifestation universelle est souvent désigné en sanskrit par le terme samsāra ; ainsi que nous l’avons déjà indiqué, il comporte une indéfinité de cycles, c’est-à-dire d’états et de degrés d’existence, de telle sorte que chacun de ces cycles, se terminant dans le pralaya comme celui qui est considéré ici plus particulièrement, ne constitue proprement qu’un moment du samsāra. D’ailleurs, nous rappellerons encore une fois, pour éviter toute équivoque, que l’enchaînement de ces cycles est en réalité d’ordre causal et non successif[8], et que les expressions employées à cet égard par analogie avec l’ordre temporel doivent être regardées comme purement symboliques [9]. »

Il faut comprendre par là que l’ensemble indéfini des états d’existence à travers lesquels un être est susceptible de faire l’expérience de la Création, représente autant de cycles dont la totalité porte le nom de samsāra. Ces cycles se déroulent tant et aussi longtemps que l’être n’a pas réalisé sa propre essence. Tant que cette Réalisation spirituelle n’a pu avoir lieu dans un état d’existence ou dans l’autre, l’être continue à souffrir (de l’ignorance résultant de la méconnaissance de sa propre essence) et transmigre indéfiniment, d’où l’expression « cycle infernal de l’enchaînement aux renaissances » qui qualifie le samsāra dans le bouddhisme plus particulièrement.

Ce qui transmigre n’est donc pas la personnalité (ou l’âme individuelle, jīvātmā en sanskrit) ou l’ego en tant que la conscience d’être un « je » distinct ou séparé, mais cet « être » justement, l’être véritable, l’esprit en soi, ātman, qui constitue le cœur ou le noyau indestructible de la personnalité.

Les états d’existence par lesquels cet être est susceptible de transmigrer (et non pas de se « réincarner » puisque l’incarnation concerne l’état d’existence corporel qui n’est qu’un état d’existence parmi une indéfinité d’autres états), ne sont pour lui que des enveloppes ou des revêtements dont il se pare sur les plans d’existence en lien direct avec ces états, tout comme il se pare d’un corps physique pour faire l’expérience de la dimension corporelle dans la forme humaine, animale, végétale ou minérale. De même, l’âme vivante elle-même est aussi une enveloppe dont l’être « s’habille » pour faire l’expérience de la forme subtile individuelle.

Quels que soient les plans sur lesquels ces enveloppes existent, elles sont soumises à la loi de l’impermanence, et l’être ne peut que souffrir de l’attachement à ces enveloppes tant et aussi longtemps qu’il y est identifié et qu’il les confond ainsi, par ignorance, avec sa véritable essence spirituelle, éternelle.

En résumé, c’est donc l’être qui transmigre, et non la personnalité qui n’est qu’un véhicule de manifestation temporaire lié au domaine de la manifestation formelle et subtile. Cette personnalité, à la différence de l’être qui en est le principe spirituel immuable et éternel, n’a qu’une existence limitée et transitoire.

L’âme vivante et la transmigration

Lorsque l’être transmigre, les enveloppes constitutives de la personnalité (l’âme vivante ou âme individuelle), sont abandonnées. Alors, dépourvue du principe spirituel (souffle divin) qui lui assurait sa cohésion, qui a « migré » dans un autre état d’existence, la personnalité se désagrège et ses composantes ainsi éparpillées servent à former d’autres enveloppes sur le même plan d’existence, de manière analogue au corps de chair, dont la décomposition après la mort sert à former d’autres corps sur le plan d’existence qui est celui de la matière dense.

Cette explication rejoint le point de vue bouddhiste sur la question de la transmigration, tel qu’il a été résumé par Ananda K. Coomaraswamy :

« Ce que nous appelons notre “conscience” [ici au sens de la conscience de soi-même (ahankâra) en tant qu’ego, N.d.A.] n’est rien d’autre qu’un processus mental. Son contenu change de jour en jour, et il est aussi soumis au déterminisme causal que le contenu de la réalité corporelle. Notre individualité est constamment en cours de destruction et de renouvellement ; il n’y a dans le monde ni soi ni rien de cette nature ; et tout cela s’applique à tous les êtres, ou plutôt à tous les devenirs, soit d’hommes, soit de Dieux, maintenant et dans l’au-delà. Plutarque déclare semblablement : “Nul ne demeure une personne, ni n’est une personne… Nos sens, par suite de notre ignorance de la réalité, nous disent faussement que ce qui paraît être est effectivement.” Le vieux symbole brahmanique (et platonicien) du char illustre cela : le char, avec toutes ses parties, correspond à ce que nous appelons notre soi [notre personnalité, N.d.A.] ; il n’y avait pas de char avant que ses parties ne fussent assemblées, et il n’y en aura plus lorsqu’elles s’en iront en morceaux ; il n’y a pas de char en dehors de ses parties ; le “char” n’est qu’un nom, donné par convenance à un certain objet de perception, et qui ne saurait être pris pour une entité (sattwa). Il en est de même pour nous qui sommes, comme le char, des “assemblages”. Celui qui comprend a vu les choses “comme elles se sont produites” (yathā bhūtam), issues de leur principe et y disparaissant, et il s’est distingué lui-même de toutes ces choses ; ce n’est pas lui, mais l’ignorant qui posera des questions telles que celles-ci : “suis-je ?”, “qu’étais-je avant ?”, “d’où est-ce que je viens ?”, “où vais-je ?” S’il est encore expressément permis à l’Arhat [10] de dire “je”, c’est uniquement par commodité ; il a depuis longtemps dépassé toute croyance en une personnalité qui lui serait propre. Mais tout cela ne signifie pas – et il n’est dit nulle part – qu’“il n’y a pas de Soi” [ou d’Esprit, N.d.A.]. Au contraire, il y a tels passages où, après le dénombrement des cinq constituants de notre “existence” évanescente et irréelle, l’on trouve, non pas la formule habituelle de négation, “ceci n’est pas mon Soi”, mais le commandement positif : “Réfugie-toi dans le Soi”, tout comme le Bouddha dit l’avoir fait lui-même.

L’individualité empirique de tel ou tel étant un simple processus, ce n’est pas “ma” conscience ou mon individualité qui peut franchir la mort et renaître. Il est impropre de demander : “de qui est-ce la conscience ?” ; on pourrait demander seulement : “comment cette conscience surgit-elle ?” Et voici l’antique réponse : “ce corps n’est pas le mien, mais le résultat des œuvres passées”. Il n’y a pas d’ “essence [11] ” passant d’un habitacle à un autre ; comme une flamme s’allume d’une autre flamme, ainsi se transmet la vie, mais non une vie, ni ma vie. Les êtres sont les héritiers des actes ; mais l’on ne saurait dire avec exactitude que “je” recueille la rétribution de ce que “je” fis dans un habitacle précédent. Il y a une continuité causale, mais il n’y a pas une conscience (vijnāna) ou une essence (sattwa) faisant l’expérience actuelle des fruits de ses bonnes ou mauvaises actions passées, et devant en outre revenir et se réincarner (sandhâvati samsarati) sans altérité (ananyam) pour éprouver dans le futur les conséquences de ce qui a lieu maintenant. La conscience [individuelle, l’ego, N.d.A.], en vérité, n’est jamais la même d’un jour à un autre. Comment pourrait-elle survivre et passer d’une vie à une autre ? C’est ainsi que le Vedānta et le Bouddhisme s’accordent entièrement pour affirmer que, s’il y a bien transmigration, il n’y a pas d’individu qui transmigre [12]. »

Selon ce qui précède, il est donc on ne peut plus clair que ce n’est pas la personnalité (ni même la conscience individuelle qui lui est attachée) qui transmigre, mais l’esprit qui lui insufflait la vie. Ainsi, lorsque l’esprit se « retire », la personnalité n’est plus animée par le « souffle divin » et meurt, d’abord sur le plan physique, puis ensuite sur le plan subtil.

Quelques citations à méditer

« La notion de “réincarnation”, au sens ordinaire d’une renaissance sur la terre d’individus défunts, représente seulement une erreur de compréhension des doctrines de l’hérédité, de la transmigration et de la régénération. » Ananda K. Coomaraswamy

« En réalité, il n’y a ni naissance ni mort. Nous demeurons uniquement ce que nous sommes en réalité. C’est cela la vérité. » Rāmana Maharshi

« Le samsāra ne correspond pas à l’idée courante de la réincarnation d’une âme ou d’un soi qui maintiendrait une identité fixe à travers les incarnations successives. Ceci, dit le Bouddha, est précisément ce qui n’a pas lieu. » S.N. Goenka

« Les morts et les renaissances concernent l’être tant et aussi longtemps qu’il s’identifie à ses différents “corps” (ou états d’existence). Quand il a réalisé sa propre essence, il se libère de l’enchaînement au cycle infernal des renaissances ; il se libère du samsāra. » Frédéric Burri

Pratique

Dans les antiques traditions orientales, c’est la transmigration qui fait foi, et non la réincarnation. Cela dit, même en Orient, la croyance en la réincarnation est largement répandue aujourd’hui, où elle est mêlée à la notion de karma. Selon cette croyance, par exemple, si un individu vit des conditions de vies difficiles, c’est parce qu’il doit « payer » le karma qu’il a créé dans l’une de ses vies antérieures.

S’il s’agit très certainement des conséquences du karma qu’il doit en effet « payer » afin de rétablir l’équilibre, rien ne permet d’affirmer qu’il s’agissait de « son » karma, créé par « son » âme dans une vie antérieure. Le plus probable est que cet être ait hérité d’une mémoire par la voie transgénérationnelle, porteuse dudit karma, dont le paiement lui incombe. Présenter les choses de cette manière peut facilement susciter l’indignation de celles et ceux qui y voient une injustice intolérable, et cela se comprend tout à fait. En effet, si cet être doit subir les conséquences d’un karma qu’il n’a pas lui-même créé dans une vie antérieure, cela semble totalement inique. Si ce sentiment d’injustice est compréhensible, il faut toutefois reconnaître qu’il est fondé sur une vision mentale des choses, influencée par des considérations morales, voire sentimentales.

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[1] Voir le cours 22, chapitre « Les phases de l’opération alchimique ».

[2] Ce serait exclusivement avec ces éléments ou composantes psychiques plus ou moins dissociés de l’âme vivante après la mort, et à la conscience organique qui leur reste intrinsèquement liée, que les médiums et les spirites entreraient en contact et qui leur donnerait l’impression d’être en communication avec l’âme d’une personne décédée. Pour René Guénon, cette communication avec un mort serait absolument impossible dans la mesure où « pour que deux êtres puissent communiquer entre eux par des moyens sensibles, il faut d’abord que tous deux possèdent des sens, et, de plus, il faut que leurs sens soient les mêmes, au moins partiellement ; si l’un d’eux ne peut avoir de sensations, ou s’ils n’ont pas de sensations communes, aucune communication de cet ordre n’est possible. Cela peut sembler très évident, mais ce sont les vérités de ce genre qu’on oublie le plus facilement, ou auxquelles on ne fait pas attention ; et pourtant elles ont souvent une portée qu’on ne soupçonne pas. Des deux conditions que nous venons d’énoncer, c’est la première qui établit d’une façon absolue l’impossibilité de la communication avec les morts au moyen des pratiques spirites. […] Nous rappellerons que, quand il s’agit de communication avec les morts, cette expression implique que ce avec quoi l’on communique est l’être réel du mort ; c’est bien ainsi que l’entendent les spirites [et les médiums, N.d.A.], et c’est là ce que nous avons à considérer exclusivement. Il ne saurait être question [pour les spirites et les médiums, N.d.A.] de l’intervention d’éléments quelconques provenant des morts, éléments plus ou moins secondaires et dissociés ; nous avons dit que cette intervention est parfaitement possible, mais les spirites, par contre, ne veulent pas en entendre parler. » Source : L’Erreur spirite, Éditions Traditionnelles, 1991, pp. 184-186.

[3] L’Homme et son devenir selon le Vedānta, Éditions Traditionnelles, 1991, pp. 145-147.

[4] Le mot « âme » vient du latin anima, qui signifie précisément « souffle vital », ce qui correspond très exactement au grec psuchè. Ce « souffle de vie » qui anime le corps charnel ne doit pas être confondu avec le « souffle divin », qui quant à lui anime l’âme et correspond à l’esprit (spiritus en latin, pneuma en grec).

[5] Il ne faudrait donc pas confondre l’état d’existence posthume dans la forme subtile avec l’état de décorporation psychique qu’il est possible de vivre lors d’expériences de sorties hors du corps (aussi appelées « voyages astraux »).

[6] Cette idée que l’on rencontre dans l’occultisme, selon laquelle l’« âme vivante » brûlerait en même temps que le corps lors d’une crémation qui serait effectuée avant que ne se soit écoulé trois jours depuis le moment du décès, est donc extravagante.

[7] L’Homme et son devenir selon le Vedānta, Éditions Traditionnelles, 1991, pp. 151-155.

[8] L’enchaînement de ces cycles ne peut pas être successif, en effet, puisque les plans d’existence auxquels ils appartiennent ont des lois différentes relativement à l’espace et au temps. 

[9] Ibid., p. 153.

[10] Mot sanskrit qui désigne celui qui, de son vivant, s’est affranchi du samsāra.

[11] L’auteur assimile ici l’« essence » à l’âme individuelle, qui passerait d’un corps à un autre. Cela, en effet, ne se produit pas. Par contre, il y a bien une « essence spirituelle » qui transmigre, celle du Soi ou Esprit, qui est symbolisée par la flamme à laquelle l’auteur fait référence dans la suite de son texte. Cette métaphore de la flamme est d’ailleurs la meilleure que l’on puisse utiliser pour expliquer le processus de la transmigration.

[12] Hindouisme et Bouddhisme, Éditions Gallimard, 2010, pp. 95-98.