Le Cours du Vivant

Cours n°25 - Maîtrise et connaissance de soi

Maîtrise et connaissance de soi

Théorie

Dans le précédent cours, je vous ai parlé du « maître spirituel ». Habituellement, lorsqu’on se réfère à cette notion, c’est pour parler de la relation au disciple que le maître spirituel a pour fonction d’aider à mieux se connaître pour sortir de la prison de l’illusion et de l’ignorance.

Mais en plus du rôle d’instructeur qui est le sien dans le cadre d’une telle relation, ce qui détermine le statut de « maître spirituel » est la faculté qu’a un individu de rester maître de lui-même, sans que cette faculté se manifeste forcément dans un rapport de type « maître-disciple » dans la mesure où l’on peut être un maître spirituel sans endosser ce rôle auprès d’autres êtres. Aussi, comme nous allons le voir plus loin, un être peut être vu comme un maître spirituel parce qu’il connaît les Lois universelles et s’efforcent de vivre en phase avec elles, créant le moins possible de « vagues », c’est-à-dire de karma à même de perturber les équilibres et l’harmonique universelle par ses paroles, ses pensées et ses actes.

Comme je l’ai déjà fait remarquer, le maître spirituel n’est pas forcément libéré de toutes ses ombres intérieures, mais lorsque les circonstances contribuent à lever le voile sur elles, il s’applique à ne pas céder à la tentation de réagir sur la base des réflexes conditionnés de sa structure mentale pour échapper au mal-être ravivé et éviter de perdre la face aux yeux du monde extérieur. Au lieu de cela, courageusement, il fait face ; il lâche prise, par l’accueil de ce que la vie lui a donné l’occasion de mettre en lumière, en lui-même.

Cette faculté de lâcher prise lui permet par là même de maîtriser sa nature inférieure, laquelle ne peut le dominer qu’à la seule et unique condition qu’il entre en réaction sur la base de ses conditionnements réflexes, automatiques (les fameux vāsanā et samskāra, qui correspondent également au karma).

C’est grâce à cette faculté de renoncement, synonyme de lâcher-prise, que l’être peut rester aligné sur la Volonté divine et être spirituellement parfait, cette dynamique de l’effort juste sur lui-même étant précisément ce qui lui permet d’être considéré comme un maître spirituel [1].

Ce travail sur lui-même, il sait qu’il devra le poursuivre avec détermination, patience et vigilance, car dans ce domaine une bataille gagnée sur soi-même ne signifie pas que l’on ait pour autant gagné la guerre ; je parle ici bien entendu de la « guerre » au sens où l’entendent les soufis : le Grand djihad, soit la dynamique de « l’effort suprême [2] » sur soi-même qu’un être accomplit sur lui-même pour vaincre sa nature inférieure.

« De celui qui dans la bataille a vaincu mille milliers d’hommes et de celui qui s’est vaincu lui-même, c’est ce dernier qui est le plus grand vainqueur. » Le Bouddha

La maîtrise de soi au sens où il en est question ici vise donc à transcender les tendances contraires du désir et de l’aversion au sein de la psyché, afin que la conscience puisse s’établir dans l’« invariable milieu », l’équanimité parfaite, évitant ainsi toute rupture dans l’harmonique universelle. En ce sens, maîtrise de soi et alignement sur la Volonté divine sont une seule et même chose, ce qui correspond également au Dharma ou au Tao : un art de vivre en phase avec les Lois universelles et l’Ordre cosmique, tout simplement !

Comme l’a dit Platon : « ne fais rien si ce n’est selon l’ordre du Principe immanent, rien contre la Loi commune qui régit le corps entier, ne cédant jamais à l’entraînement des affections, soit au bien, soit au mal ; et c’est là ce que signifie la Maîtrise de soi [3]. »

Nul ne peut servir deux maîtres à la fois

Quand on parle de maîtrise de soi, il faut être conscient que tout se joue au niveau de notre propre conscience. Soit nous sommes maîtres des énergies qui se manifestent en nous, soit nous sommes sous leur emprise, dominés par elles.

Pour paraphraser le Christ, il n’est pas possible de servir deux maîtres à la fois [4] : soit on est maître de soi-même, soit on laisse notre nature inférieure nous contrôler, nous dominer et nous manipuler à sa guise, comme une marionnette dirigée par un marionnettiste [5].

C’est en restant alignés, vigilants, alertes, dans la conscience des phénomènes qui apparaissent et disparaissent en l’éternel présent, que nous sommes maîtres de nous-mêmes et que nous pouvons par conséquent éviter de nous faire manipuler par de bas instincts qui s’opposent à notre idéal d’évolution spirituelle.

Dans ce positionnement intérieur juste, il n’y a pas de répression ni de refoulement. Les sensations et l’énergie des composantes psychiques qui cherchent à nous faire agir à partir de leur mode de fonctionnement sont observées sans identification, donc avec détachement, à partir du regard bienveillant, compatissant, de l’esprit en soi, déterminé à rester aligné sur la Volonté divine ou, ce qui revient exactement au même, à ne pas « manquer la cible » en réagissant impulsivement et de manière automatique sur la base d’anciennes programmations.

Dans cette dynamique de l’effort juste sur soi-même, le voile de l’identification à la structure mentale disparaît et la conscience créée comme un « appel d’air », permettant à elle la lumière spirituelle de s’y « engouffrer » et d’atteindre la vie psychique qui se manifeste à l’intérieur du corps. Cette « matière psychique » est ainsi touchée, pénétrée par la lumière spirituelle et la transmutation alchimique peut se produire ; il y a (ré)union entre l’âme vivante et l’esprit, et le fruit de cette union est l’harmonie, l’ordre et l’équilibre dans le domaine individuel.

À chaque instant, il est possible de se placer dans ce juste positionnement et de transcender la dualité inhérente à l’identification aux impulsions d’attraction et de répulsion de la structure mentale, qui sont à l’origine de la souffrance de l’âme.

C’est cette capacité à transcender les mécanismes de fonctionnement de la structure mentale qui rend maître de soi-même. Il n’est donc pas nécessaire d’attendre d’avoir transmuté l’intégralité de nos ombres intérieures pour être spirituellement parfaits. Cela est possible ici et maintenant, en vertu du fait que le but est le chemin qui y mène.

La véritable force spirituelle

Comme vous le savez désormais, ce juste positionnement intérieur, qui est celui de l’observation détachée de ce qui se manifeste en soi-même comme à l’extérieur, est la clé de voûte de la pratique spirituelle. Sans elle, aucune alchimie et maîtrise de soi ne peuvent être obtenues. Souvenez-vous toujours à ce titre du symbolisme profondément initiatique de la 11e lame du tarot de Marseille, appelée à très juste titre « la force ».

La véritable force d’un individu ne se situe pas dans sa capacité à imposer sa volonté aux autres et à avoir un ascendant psychologique sur eux. Elle se situe dans la maîtrise de sa nature inférieure. Il ne s’agit donc pas d’une force psychique ou physique, mais d’une force spirituelle : la force de ne pas céder à la tentation de réagir selon les impulsions de la nature inférieure.

Un individu peut faire preuve d’une grande force psychique ou physique en pliant les autres à sa volonté et en réussissant à museler des influences qui s’opposent à ses propres intérêts – ceux de l’ego – y compris en lui-même, mais cette force-là est une faiblesse du point de vue spirituel puisqu’en ayant recours aux impulsions contraires (en l’occurrence celles de la répulsion), cet individu ne fait en vérité que renforcer l’emprise de sa propre nature inférieure sur lui-même, rendant d’autant plus difficile le retournement par lequel il lui faudra un jour passer pour conquérir sa souveraineté intérieure.

À l’inverse, celui qui n’agit pas sur la base de telles impulsions peut certes paraître faible aux yeux des autres, mais spirituellement il est dans « la force ». Une telle maîtrise de soi, qui exige une grande humilité, un grand courage et une grande lucidité, est l’apanage des « héros spirituels ».

Là où le combat contre la nature inférieure maintient dans la dualité et ne fait en vérité que de la renforcer (puisque en effet c’est la nature inférieure qui est à l’origine de toute dynamique d’opposition [6]), l’observation détachée de ses impulsions à l’œuvre dans la psyché la neutralise immédiatement et lui ôte toute l’énergie dont elle a besoin pour faire chuter l’être et le dévier de la voie du juste milieu.

Des loups déguisés en agneaux

Dans un monde moderne où règne une inversion générale des valeurs, celui qui est spirituellement fort est perçu comme un être faible, vulnérable, ridicule et sans valeur.

Imaginez deux hommes politiques en plein débat sur un plateau de télévision diffusé en direct à une heure de grande écoute. Celui qui passera pour le plus fort des deux aux yeux des téléspectateurs qu’ils cherchent l’un comme l’autre à convaincre et à rallier à leur cause, sera celui qui réussira à donner tort à l’autre, à prendre l’ascendant en jouant sur la corde sensible avec démagogie, usant pour cela de sophismes et d’habiles procédés de rhétorique. Pour prendre le dessus sur son opposant, il n’hésitera pas à le discréditer en le faisant passer pour ce qu’il n’est pas, lui imputant bien souvent ses propres torts par inversion accusatoire et phénomène de projection psychologique, ce à quoi l’autre répliquera de la même manière avec ses mécanismes de défense, dans ce qui s’apparente à un « combat de coqs ».

Dans un tel contexte, celui qui triomphe sur le plan de l’ego ne peut que perdre spirituellement, car la victoire sur l’autre est acquise par le calcul, le mensonge, le dénigrement, la manipulation, la mauvaise foi, l’hypocrisie, la perversité et le sarcasme. Tel est le théâtre grotesque offert par la Babylone moderne dans laquelle nous vivons et dont se repaît avec délectation la structure mentale collective, friande des clashs en tout genre.

Celui qui veut tirer son épingle du jeu dans un tel système est obligé de se plier aux règles du jeu en vigueur et de sacrifier ses valeurs éthiques et morales sur l’autel du succès médiatique. On n’imagine mal en effet un politicien dire honnêtement la vérité en toute transparence au sujet de ses ambitions personnelles, ses peurs, ses faiblesses, ses conflits d’intérêt, ses arrière-pensées, etc.

Celui qui s’y risquerait serait spirituellement dans sa force, mais son contradicteur se servirait inévitablement de cette courageuse et honorable mise à nu pour l’humilier, jouant sur le fait que la vulnérabilité est perçue comme quelque chose de dégradant et de dévalorisant dans un tel système où le succès se mesure à l’audience et à la quantité de followers bien davantage qu’aux qualités et vertus spirituelles, ainsi qu’au pouvoir que l’on détient sur les autres (pouvoir auquel les titres, la fonction et l’argent contribuent beaucoup…) plutôt que sur soi-même. Pour tirer son épingle du jeu dans un tel système, il vaut mieux paraître fort en cachant ses faiblesses et en stigmatisant celles des autres que de se montrer tel que l’on est vraiment derrière le masque.

C’est ainsi que celles et ceux qui recueillent le plus de suffrages auprès du grand public sont les manipulateurs, les « loups déguisés en agneaux », que les psychologues contemporains appellent des sociopathes.

Ces individus ne manquent jamais de se donner des airs de personnes sages, bienveillantes, bien sous tous rapports, mais la plupart du temps il ne s’agit là que d’artifices destinés à occulter des intérêts et des intentions peu reluisantes, tout en jouant bien sûr la carte de la probité pour séduire et orienter l’opinion de la « masse » qui n’y voit que du feu et qui semble même fascinée par une telle duperie, comme si elle était sous l’emprise d’un enchantement !…

C’est cette même masse qui en redemande bien souvent, plébiscitant cette catégorie d’individus qui pourtant n’a nullement pour intention d’être à son service et de veiller à la défense de ses intérêts, contrairement à ce qu’elle ne cesse de lui faire croire pour recueillir son suffrage.

« Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois », dit le proverbe ! C’est ainsi que les sociopathes usent et abusent de la crédulité de la masse, se faisant passer pour des humanistes et des philanthropes alors qu’en vérité ce sont des gangsters qui d’ailleurs finissent très souvent par avoir des démêlés avec la justice pour fraude, corruption, trafic d’influence, abus sexuel, etc.

D’un point de vue psychologique, il ne serait pas infondé de voir dans ce comportement de la masse à l’égard de l’élite oligarchique qui la dirigent, une manifestation symptomatique à grande échelle du syndrome de Stockholm [7]. En effet, cette élite se sert de la masse pour faire valoir ses intérêts, et pourtant une majorité des individus considèrent qu’elle incarne une forme d’autorité bienveillante qui œuvre réellement pour leur bien commun.

Projetant sur cette élite des qualités dont elle est pourtant intrinsèquement dépourvue, les « petites gens » en arrivent à lui donner raison et à adopter ses points de vue. C’est ainsi que la sociopathie – et je pourrais même parler de psychopathie [8] – finit par contaminer une grande partie de la société, la rendant profondément malade, déviante.

Si l’on observe attentivement l’état de la société avec un minimum de lucidité, on se rend bien compte que ce diagnostic n’est en rien exagéré. Il y a effectivement une caste d’individus puissants corrompus dont le comportement est foncièrement anti-social, qui prend un malin plaisir à manipuler les « moutons de Panurge » qui semblent étrangement même très bien s’accommoder du mode de vie indigne que les membres de cette élite dévoyée leur proposent, le considérant curieusement comme quelque chose de tout à fait normal.

Cette structure pyramidale qui détermine le fonctionnement de la grande majorité des pays, indépendamment de leurs régimes politiques et économiques, n’est toutefois pas une nouveauté dans l’histoire de l’humanité. À toutes les époques, des groupes restreints d’individus aux intérêts convergents se sont alliés pour assurer leur subsistance et renforcer leur pouvoir sur les masses, par la manipulation et le contrôle. Platon a lui-même très bien décrit cette réalité dans son Allégorie de la caverne il y a deux mille six cents ans déjà. Aujourd’hui, les mécanismes sont toujours les mêmes, même si les moyens par lesquels la manipulation et le contrôle s’exercent désormais sont différents grâce aux possibilités offertes par les nouvelles technologies.

Le fou n’est pas celui que l’on croit

Les gens qui composent la masse, cette « plèbe » moderne, de même que les psychopathes qui les contrôlent et les manipulent par intérêt, sont des véritables « fous », spirituellement parlant. La folie, d’un point de vue spirituel, c’est de s’identifier inconsciemment et de manière permanente à sa nature inférieure.

Qu’ils se situent dans la catégorie des bourreaux ou dans celle des victimes, toutes ces personnes sont « tenues » par le principe de la division et vivent sous l’emprise de leurs conditionnements mentaux, karmiques. Qu’elles soient du côté des manipulateurs ou des manipulés, elles ne sont pas libres, même si elles croient l’être en confondant la véritable liberté d’être soi-même (en unité avec sa véritable nature, supérieure) avec la liberté de mouvement et d’expression.

Ces individus n’ont aucune connaissance ni maîtrise d’eux-mêmes, bien que les plus malins d’entre eux puissent avoir développé une certaine capacité à se contrôler pour faire illusion devant les autres. Mais le contrôle n’a rien à voir avec la maîtrise de soi. Le contrôle se situe au niveau de la structure mentale et de ses impulsions contraires, alors que la maîtrise se situe au niveau de la conscience pure désidentifiée de la structure mentale, observant cette dernière avec détachement.

Si l’on est suffisamment intelligent et habile sur le plan relationnel, grâce à cette faculté de contrôle il est tout à fait possible de se faire sa place dans le Système tout en passant pour quelqu’un de saint d’esprit, même si, comme l’a dit Krishnamurti : « Ce n’est pas un signe de bonne santé mentale d’être bien adapté à une société malade. »

En vérité, l’identification à la structure mentale est une maladie, et je pèse mes mots lorsque je parle de « folie » dans la mesure où cette identification est la cause de tous les malheurs du monde, ni plus ni moins.

Cette identification à la structure mentale, qui est, je le rappelle, le principe de la division, est à l’origine des conflits intérieurs qui empêchent l’âme de s’éveiller et qui minent sa santé, conflits qui se répercutent inévitablement dans la réalité extérieure de l’individu, conformément au fait que l’influence d’un individu sur le monde extérieur ne peut être que chaotique si le chaos règne en lui-même (cela vaut aussi dans le sens inverse : si l’individu est intérieurement en harmonie, ses actions seront naturellement source d’harmonie à l’extérieur. La qualité du fruit dépend de la qualité de l’arbre !). 

Paradoxalement, dans cette société malade, c’est l’être qui a « vaincu le monde » en s’émancipant de la folie ambiante qui passe pour un « fou ». Un autre arcane du tarot de Marseille symbolise très bien cet état de fait. Il s’agit de l’arcane sans nombre. Considérée comme la 22e et dernière lame de ce jeu de carte traditionnel ô combien initiatique, le « FOU » (ou le « MAT ») représente tout individu spirituellement libéré, dont le monde extérieur ne voit que les apparences les plus extérieures, incapable de sonder la réalité intérieure de cet être qui a fait tout un travail sur lui-même pour se libérer de ses conditionnements mentaux et pour se détacher de tout ce dont celles et ceux qui le jugent sont encore totalement dépendants.

Il est vrai que sur un plan purement extérieur, le mode de vie et le comportement de cet être offrent un contraste parfois saisissant avec la norme. Dans ces conditions, on comprend que ce grand décalage puisse le faire passer pour un original, un marginal, un fou…

Si celles et ceux qui le considèrent comme tel avait conscience du travail sur lui-même qu’il a dû accomplir pour parvenir à ce degré de liberté intérieure et de joie d’être, c’est de l’admiration et du respect qu’ils auraient à son égard, au lieu de le considérer avec mépris.

Comme l’a très justement fait remarquer Elisabeth Heich : « Ce Fou représente l’homme qui, ayant passé par toutes les étapes possibles de son développement sur terre, est parvenu à l’échelon supérieur. Sa conscience s’est unie à la Conscience divine. Par l’esprit, il est tellement éloigné de ses prochains que ceux-ci ne le comprennent plus. […]

Depuis qu’il a franchi le seuil entre les deux mondes, que son être terrestre est mort dans l’athanor et qu’il en est ressorti pareil à un être divin, ressuscité dans une nouvelle vie, il ne peut plus voir les choses sous un angle humain. […]

Le FOU ne considère les choses que du point de vue divin. Comment pourrait-il être compris de ceux qui ne pensent qu’à la satisfaction du corps et en font le but suprême de leur vie ? Or, tout cela n’a plus d’importance pour lui. […]

L’homme qui s’approche du but doit donc poursuivre sa route, que ses prochains le “mordent” ou non. Il sait qu’il reste toujours pareil à lui-même et que les pensées et les paroles des autres ne peuvent y changer quoi que ce soit. Il est ce qu’il est. Il y a bien longtemps que sa vanité s’est envolée. La vanité, l’envie, la haine sont des caractéristiques humaines n’ayant cours que dans des opinions humaines. Il considère tout du point de vue divin. Il poursuit donc sa route calmement, sans se laisser déranger. Lorsqu’il entend que, derrière son dos, on le dit fou, il n’en est pas vexé pour autant. D’un côté, il trouve cela naturel, de l’autre, il ne peut plus se sentir offensé. C’est en paix et avec compréhension envers ses prochains qu’il porte ce nom de FOU [9]. »

« Les chiens aboient, la caravane passe. » Proverbe arabe

Quelle étrange civilisation que la nôtre, où le mental collectif considère qu’un sage authentique et une personne atteinte de folie représentent un même cas pathologique. Et ne pensez pas que j’exagère en disant cela car il n’est pas rare qu’un être qui s’est spirituellement éveillé en se libérant du carcan des conditionnements culturels et des liens relationnels et (surtout) familiaux, finisse par être dénoncé par son entourage et interné en psychiatrie.

C’est en partie pourquoi le Christ a averti ses disciples qu’ils devaient, en plus d’être simples comme la colombe, être prudents ou rusés comme le serpent [10], pour éviter que leur manière d’être ne les exposent à des problèmes trop importants qui pourraient porter préjudice à la poursuite de leur quête.

Si l’on considère l’opinion que les gens « normaux » se font des personnes qui parlent ouvertement de certaines expériences de médiumnité ou d’extases mystiques, qui bénissent les produits de la terre qu’ils cultivent ou qui dénoncent les stratagèmes de l’élite oligarchique qui cherche à contrôler la masse, on imagine bien le sort qui peut être réservé à l’être éveillé qui a renoncé à tout ce à quoi ses semblables sont encore attachés et qui vit d’une manière simplement naturelle, trouvant son bonheur dans le simple fait d’être présent à la réalité, capable de s’émerveiller du chant d’un oiseau et de la disposition harmonieuse des feuilles d’un arbre…

Les gens n’apprécient guère le bonheur des autres lorsqu’il le ramène à leur propre incapacité à être heureux, et ce d’autant plus lorsque le bonheur en question leur semble illogique parce qu’il n’est pas conditionné au succès mondain ou à la possession de biens matérielles, ce qui peut d’ailleurs justifier à leurs yeux que l’être éveillé soit fou…

Ils n’aiment pas non plus que ce bonheur ne dépende pas directement d’eux, que l’autre leur échappe et qu’il ait coupé les liens qui leur permettaient de bénéficier de son attention et de ses ressources, tant internes qu’externes. Dans ces conditions, plutôt que d’accepter que cet être libre ait trouvé son bonheur ailleurs, sur un chemin éloigné du leur, ils tentent de lui mettre des bâtons dans les roues et de le ramener à leur propre condition inférieure.

L’homme-machine

Le véritable fou, celui qui est mentalement malade, c’est donc l’homme moderne qui fonctionne en permanence sous l’emprise de ses conditionnements, à la manière d’un automate. C’est un « homme-machine », dont les pensées et les actes sont déterminés par des « programmes », à la manière d’un ordinateur.

L’être qui fonctionne de cette manière n’a pas conscience de sa propre folie, c’est-à-dire de cette maladie mentale qui lui donne une image complètement altérée de lui-même et du monde qui l’entoure. À la manière d’un robot préprogrammé, il réagit toujours de la même manière, sur la base des impulsions ancrées dans sa psyché depuis des années, dont il renforce l’emprise sur lui-même à chaque fois qu’il se laisse diriger par elles, tout en croyant agir de son propre chef en faisant des choix conscients.

En réalité, un tel individu est le jouet, la marionnette de ses conditionnements karmiques. Sans s’en rendre compte, à chaque fois qu’il pense ou agit, cela est déterminé par son passé, ses expériences, ses « mémoires ». En conséquence, il est tout sauf libre, même s’il dispose du pouvoir et des ressources financières pour satisfaire la plupart de ses désirs !

Enchaîné à ses programmations, il répète inlassablement les mêmes schémas de fonctionnement, sans qu’il ait à produire le moindre effort pour cela, l’effort en question étant fourni par la force d’inertie de ses mauvais penchants, dont le « courant » est d’autant plus puissant qu’ils ont été alimentés encore et encore par l’énergie que leur confère l’identification inconsciente de la conscience.

Rien de neuf, d’intuitif, d’harmonieux, ne peut émaner d’un tel homme-machine. Sa nature divine est étouffée, brimée, réprimée par la structure mentale à laquelle il s’identifie en permanence et qui lui donne une fausse image de lui-même, qu’il prend à tort pour sa véritable identité : l’ego. C’est un agglomérat de fausses croyances, de composantes psychiques héritées à la naissance, de mémoires issues d’expériences de vie plus ou moins douloureuses vécues au cours de l’enfance notamment, de conditionnements transmis par l’éducation, d’influences issues du contexte culturel et social, etc.

En effet, cet ensemble de composantes, par l’intermédiaire de l’identification, génère une image de soi-même qui est complètement fausse, trompeuse, illusoire, qui voile la véritable nature de l’être, qu’il ne connaît donc pas. Cette fausse identité, il croit également devoir la défendre, la protéger, et développe toute une panoplie de stratégies à cette fin, dépensant vainement son énergie puisqu’il ne fait aucun sens de protéger quelque chose qui n’a pas de réalité en soi [11]. Qui plus est, ces stratégies lui font du mal car en défendant cette fausse identité, il continue à projeter son attention dans un « monde de chimères », se privant de toute possible de poser son regard sur sa réalité intérieure, celle qui devrait pourtant mobiliser toute son attention, pour être en mesure de s’épanouir.

Dans son ouvrage intitulé Le Yoga de la Vie pratique, le maître Hamsananda cite George Gurdjieff au sujet de l’homme-machine :

« L’homme est une machine. Une machine au sens complet du mot. Une mécanique faussement consciente et qui, bien qu’elle soit dans l’illusion du contraire, obéit servilement à des forces externes ou internes la dépassant dans la mesure où les forces de l’océan, par exemple, dépassent les crevettes ou les méduses. Nous croyons agir et nous n’agissons pas. Nous sommes agis. Des choses en nous se font et se défont, arrivent ou s’en vont sans que nous sachions pourquoi ou comment, si bien que nous sommes mus, alors que nous croyons nous mouvoir, pensés alors que nous croyons penser. Les hommes croient penser par eux-mêmes et vivre par eux-mêmes… ils se conçoivent comme indépendants, libres et autonomes… or ils sont assujettis par une espèce d’hypnose, à une volonté étrangère et fonctionnant, pour la plupart, comme des machines parfaitement inconscientes, à des fins qu’ils ignorent absolument et qui ne sont assurément pas les leurs. »

Dans le même ouvrage, quelques lignes plus bas, Hamsananda reproduit les propos de l’occultiste français Georges Saint-Bonnet :

« Aussi longtemps qu’un homme ne se perçoit pas en tant que machine et assujetti à des forces qui le dominent et l’agissent, ou, si l’on préfère une autre image, aussi longtemps qu’un homme ne se voit pas dans sa situation exacte, qui est celle de l’hypnotisé par rapport à l’hypnotiseur, aucun espoir, aucune chance ne saurait exister pour lui d’échapper à cet état de mécanicité ou de somnambulisme. Serf il est, serf il demeurera. Et d’ailleurs, comment l’idée pourrait-elle lui venir de se libérer du moment qu’il se croit libre ? Mais dès qu’il se rend compte, tout change. Un immense, un prodigieux espoir apparaît [12]

« Nul n’est plus esclave que celui qui se croit libre sans l’être. » Goethe

 Ce même Georges Saint-Bonnet a également écrit : « Un animal humain est mis en circulation. Le voilà. Il va, il vient, il parle. Mais il se trouve en état d’hypnose. Peut-on dire qu’il vit ? Non : il est “vécu”. Ce n’est pas pour son propre compte qu’il vit… Peut-on dire qu’il “est” ? Pas davantage, puisqu’il passe à côté de son être véritable. Il existe, soit. Mais en tant que machine seulement. C’est un objet animé, un automate. Son être réel demeure emprisonné au fond de lui-même. Et il ne pourra dire “je suis” qu’à partir du moment où cet être réel, ayant pris conscience de soi, rejettera le sortilège et animera personnellement la machine. En d’autres termes encore, et pour aller un peu plus loin : Nous nous trouvons en face d’un être factice, d’un être sophistiqué qui n’a rien à voir avec l’être réel. Et lorsque cet être factice parle de ce qu’il appelle lui-même, et lorsque cet être sophistiqué dit “je” ou “moi”, c’est encore à l’être second, à l’être faux, à l’être résultant du sortilège, qu’il rapporte ce “moi” ou ce “je”… de l’être réel, profond, fondamental, il n’a aucune espèce de notion. Il dort, l’être fondamental. Et il dort de ce sommeil “semblable à une mort” dont nous parle le poète [13]. »

Connais-toi toi-même

Il fait sens de parler d’état d’hypnose de l’homme-machine plongé dans un état de folie dont il n’est pas conscient. Il est l’hypnotisé, et l’hypnotiseur n’est autre que sa nature inférieure, qui le bombarde constamment de suggestions hypnotiques depuis le subconscient. Absorbé par ces suggestions, il se maintient dans un monde de rêve, un univers chimérique qui se superpose à la réalité de l’ici et maintenant.

C’est la raison pour laquelle j’assimile la structure mentale à un voile qui crée une séparation, une division. Lorsque l’individu y est identifié, il s’aveugle et n’est plus capable de voir les choses telles qu’elles sont vraiment. Il se leurre lui-même en teintant la réalité à partir de ses propres filtres mentaux.

C’est le phénomène bien connu que les psychologues appellent « projection ». L’homme-machine projette ses propres illusions sur le monde. Il voit les autres tels qu’il se voit lui-même, tout comme des lunettes noires teintent la réalité en noir. Un hypnotisé est dans le même état, car l’hypnotiseur peut lui faire croire en la réalité de choses qui n’existent pas, devant lui alors qu’il a les yeux grands ouverts. Dans de telles conditions, il est clair que l’hypnotiseur peut faire ce qu’il veut de son sujet hypnotique. Et lorsque l’hypnotiseur est à l’intérieur même de l’individu, comme c’est le cas pour l’homme-machine, alors il est d’autant plus redoutable et efficace, car le sujet n’a pas conscience de son influence en lui-même. Dans ces conditions, le sujet hypnotique peut se croire libre de penser et d’agir à sa guise, sans s’apercevoir qu’il est « dirigé » par sa nature inférieure (l’hypnotiseur).

À la question « Un homme peut-il cesser d’être une machine », que son disciple Ouspensky lui posa, Gurdjieff répondit ceci : 

« Oui, il est possible de cesser d’être une machine, mais pour cela, il faut avant tout connaître la machine. Une machine, une machine réelle, ne se connaît pas elle-même et elle ne peut pas se connaître. Quand une machine se connaît, elle a cessé dès cet instant d’être une machine ; du moins n’est-elle plus la même machine qu’auparavant. Elle commence déjà d’être responsable pour ses actions [14]. »

Ce qui caractérise l’homme-machine, c’est qu’il ne se connaît pas lui-même. Ou plus justement dit, ce qu’il croit connaître de lui-même n’est pas sa véritable nature. Il ignore qui il est vraiment, et pour sortir de cet état d’ignorance, il n’a pas d’autre choix que de prendre conscience de cet « ego-machine » auquel il s’identifie. Sans cette observation détachée de sa nature inférieure, il n’a aucune chance de reconnaître sa véritable nature, supérieure.

C’est là le sens profond de la fameuse expression « connais-toi toi-même », qui est un des fondements majeurs de tout enseignement initiatique digne de ce nom. L’observation dont il est question ici doit être celle d’un esprit pur, libéré de l’identification à la forme produite par la structure mentale, car autrement, l’observation reste teintée par la nature inférieure, et ce que l’individu croit connaître de lui-même reste déformé par sa propre « matière psychique ».

Cependant, si cette connaissance de l’être passe nécessairement par la prise de conscience qu’il n’est pas ce à quoi il a généralement tendance à s’identifier dans l’état d’ignorance qui est le sien – soit l’ego, la structure mentale, la nature inférieure et tout ce qui appartient au domaine psychique –, cette connaissance s’acquiert aussi et surtout par la réalisation de ce que l’être est réellement, essentiellement : l’esprit.

Connais-toi toi-même en observant tout ce que tu n’es pas, et réalise ta véritable essence spirituelle, immuable et éternelle.

Quelques citations à méditer

« Les hommes dans leur sommeil travaillent fraternellement au devenir du monde. » Héraclite

« Ne confondez pas agir et s’agiter. Calmez-vous. Reposez-vous, vous verrez quelle action calme et forte sortira de ce repos. » Henri de Tourville

« Puisque nous ne pouvons pas changer la réalité changeons les yeux qui la regardent. » Nikos Kazantzakis

« Il n’y a rien de plus fort au monde que la douceur. » Han Suyin

« Imposer sa volonté aux autres, c’est force. Se l’imposer à soi-même, c’est force supérieure. » Lao Tseu

« Car la sagesse de ce monde est une folie devant Dieu. » 1 Corinthiens 3:19

« Quand vous sentez le corps de souffrance, ne faites pas l’erreur de penser qu’il y a quelque chose qui ne va pas chez vous. » Eckhart Tolle

« L’homme s’est toujours préoccupé de dominer son univers. Il faudra dans l’avenir qu’il apprenne à se dominer lui-même. » Pierre Lecomte du Nouÿ

« La connaissance de soi est indispensable à la maîtrise de soi, à la conquête de l’harmonie intérieure et extérieure. » Hamsananda

Pratique

Vous l’aurez sans doute compris, la connaissance de soi implique une observation attentive, une vision pénétrante, vigilante, consciente de nos réactions dans l’instant présent, non pas à partir de la structure mentale qui juge ces réactions et qui se révolte face au constat de leur existence, souhaitant qu’elles disparaissent, mais à partir du juste positionnement intérieur, celui du lâcher-prise qui rend absolument maître de soi-même et qui nous permet de nous connaître vraiment. La connaissance de soi-même, qui libère de l’ignorance, s’obtient par l’observation pure, limpide, éclairée, comme un rayon de lumière qui permet de mettre en lumière ce sur quoi il est projeté. Seule cette lumière de la connaissance permet de dissiper les ténèbres de l’illusion et de l’ignorance qui sont à l’origine de la souffrance.

Gurdjieff a enseigné ceci à ce sujet : « L’observation de soi conduit l’homme à reconnaître la nécessité de changer. Et en la pratiquant, il remarque que cette observation de soi apporte par elle-même certains changements dans ses processus intérieurs. Il commence à comprendre qu’elle est un moyen de changer, un instrument d’éveil. En s’observant, il projette, en quelque sorte, un rayon de lumière sur ses processus intérieurs, qui s’étaient effectués jusqu’ici dans une obscurité complète. Et, sous l’influence de cette lumière, ceux-ci commencent à changer.

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[1] D’une manière générale, est considéré comme un « maître » tout être qui maîtrise son art, quelle que soit la discipline qui est la sienne. Dans le contexte de la quête spirituelle, l’art que l’être maîtrise est l’Art royal : l’Alchimie interne, spirituelle ou symbolique.

[2] C’est le sens premier du mot « djihad ».

[3] Ce passage est une reformulation des Lois de Platon (Lois 644 et 645), de Ananda K. Coomaraswamy, dans Hindouisme et Bouddhisme, Éditions Gallimard, 2010, p. 91.

[4] Référence à Matthieu 6:24.

[5] Je vous invite à ce propos à vous référer à l’analyse symbolique de l’Allégorie de la caverne de Platon, cours 6, chapitre « La caverne comme image de l’individualité ».

[6] Voir le cours 3, chapitre « Le combat entre Thésée et le Minotaure ».

[7] Voir le cours 31, chapitre « Le syndrome de Stockholm ».

[8] Voir le cours 31, chapitre « La psychopathologie au pouvoir ».

[9] Sagesse du Tarot, Éditions du Signal, 1972, pp. 180-183.

[10] Matthieu 10:16.

[11] Il est question ici de l’ego séparé, qui en effet n’est pas réel étant donné qu’il n’est que l’image mentale que l’être se fait de « lui-même » en s’identifiant à la personnalité qu’il incarne.

[12] Hamsananda, Le Yoga de la Vie pratique, Éditions Le Mandar’Om. 1997, pp. 47-48.

[13] Initiation et Pouvoirs, Georges Saint-Bonnet, Éditions A.G.I., 1951.

[14] Fragments d’un Enseignement Inconnu, Piotr D. Ouspensky, Éditions J’ai lu, 2012, p. 38. Cet ouvrage passionnant condense huit années d’échanges entre Gurdjieff et son disciple Ouspensky, qui fut le principal propagateur de son enseignement en Occident.