Le Cours du Vivant

Cours n°16 - Traditions et décadence

Traditions et décadence

Théorie

Si d’un point de vue absolu, la réalité globale et universelle est absolument parfaite telle qu’elle est – ce que tous les êtres qui ont pu en faire l’expérience directe confirment –, d’un point de vue relatif, nous devons bien faire le constat que le monde dans lequel nous vivons est chaotique et décadent à bien des égards.

Si nous partons du principe que le « paradis terrestre » ou le « jardin d’Éden » sont des archétypes d’un monde où règnent l’harmonie, l’ordre et l’équilibre, alors nous pouvons nous accorder sur le fait que ce n’est pas ce que la majeure partie des êtres humains vivent sur cette planète. Il faudrait être fou pour affirmer le contraire, ou alors sérieusement dans le déni.

Les guerres, les pandémies et leur gestion catastrophique, la corruption des puissants de ce monde, les censures et les manipulations médiatiques, la pollution environnementale, la dégradation de la biodiversité, les injustices et les disparités sociales, la perte des valeurs et leur inversion morale, l’emprise de plus en plus grande de la technologie et de l’intelligence artificielle sur nos vies, etc. ; tous ces exemples traduisent une déchéance de plus en plus marquée de notre civilisation actuelle, dont l’effondrement semble désormais inéluctable.

Dans ce cours, nous allons chercher à comprendre les causes de la période apocalyptique que nous traversons en nous basant, d’une part, sur les connaissances transmises par les traditions et, d’autre part, sur l’interprétation éclairée que certains auteurs ont pu en faire.

Les explications données vous apporteront ainsi une « grille de lecture » qui vous aidera à mettre du sens sur la crise civilisationnelle qui affecte notre monde moderne.

Identifier les causes de cette crise de civilisation ainsi que ses conséquences, a de quoi susciter l’indignation autant que la peur, le désespoir et la tristesse.

Si ces réactions sont bien naturelles, il faut être conscient du fait qu’elles ne sont en rien utiles pour appréhender au mieux la période troublée que nous traversons et se positionner de la bonne manière face aux événements.

Quoi qu’il advienne, il sera toujours bien plus sain et constructif de faire l’expérience de la réalité en cherchant premièrement la paix et la liberté à l’intérieur de soi-même.

Se révolter ou s’angoisser face aux problèmes que l’on rencontre et déployer des efforts pour changer les choses à partir de tels états d’âme, peut certes donner l’illusion de faire bouger les choses et apporter un soulagement en conséquence, mais si la volonté de rétablir l’harmonie, l’ordre et l’équilibre est le but visé, alors il faut être tout à fait conscient que c’est, à l’inverse, le chaos et le conflit que l’on risque de perpétrer tant que l’harmonie, l’ordre et l’équilibre n’auront pu être créés à l’intérieur de soi-même.

Il s’agit là d’un principe élémentaire de la loi de cause à effet, selon lequel, un effet ne peut être harmonieux si la cause qui en est à l’origine, ne l’est pas. D’où l’importance de la recherche de la maîtrise de soi à chaque instant : maîtrise de l’attention, des pensées, des paroles et des gestes.

Rien, absolument rien, n’est sans conséquence. Et si vous pensez que ce qui émane de vous n’a pas d’impact sur le monde et sur la réalité, alors songez simplement à la théorie de « l’effet papillon », selon laquelle le battement d’aile d’un papillon au Mexique peut être à l’origine d’une tornade au Texas !…

Conformément aux préceptes exposés dans le Cours du Vivant, c’est la dynamique de la perfection spirituelle qui doit être cherchée avant tout, en stabilisant premièrement la conscience dans le calme et en centrant ensuite l’attention sur ce que l’on sait être utile et juste pour nos vies et celles des autres, avec les efforts justes qui permettront d’incarner cette dynamique concrètement.

Dans ces conditions, l’harmonie générée vibratoirement a un impact bien plus puissant et profond qu’une action accomplie à partir d’un état émotionnel réactif, influencé par le jeu des impulsions contraires de désir et d’aversion.

Le Kali-Yuga, ou l’Âge noir

Beaucoup de traditions convergent sur le fait que l’humanité serait actuellement engagée dans un cycle cosmique que les orientaux appellent « Kali-Yuga », que l’on traduit généralement par « Âge sombre », « Âge noir » ou « Âge de fer ».

Selon plusieurs sources traditionnelles, plus l’humanité est avancée dans ce cycle, plus elle s’éloigne de la véritable spiritualité et sombre dans un matérialisme de plus en plus grossier.

René Guénon, dans son ouvrage intitulé La crise du monde moderne, dont le contenu est plus que jamais d’actualité bien qu’il ait été écrit en 1927, a délivré un exposé très intéressant sur cet Âge noir et ses multiples manifestations dans notre monde. En voici quelques passages particulièrement significatifs :

« Il semble bien que nous approchions réellement de la fin d’un monde, c’est-à-dire de la fin d’une époque ou d’un cycle historique, qui peut d’ailleurs être en correspondance avec un cycle cosmique, suivant ce qu’enseignent à cet égard toutes les doctrines traditionnelles [1]. […]

La doctrine hindoue enseigne que la durée d’un cycle humain, auquel elle donne le nom de Manvantara, se divise en quatre âges, qui marquent autant de phases d’un obscurcissement graduel de la spiritualité primordiale ; ce sont ces mêmes périodes que les traditions de l’Antiquité occidentale, de leur côté, désignaient comme les âges d’or, d’argent, d’airain et de fer.

Nous sommes présentement dans le quatrième âge, le Kali-Yuga ou “âge sombre”, et nous y sommes, dit-on, depuis déjà plus de six mille ans, c’est-à-dire depuis une époque bien antérieure à toutes celles qui sont connues de l’histoire “classique”.

Depuis lors, les vérités qui étaient autrefois accessibles à tous les hommes sont devenues de plus en plus cachées et difficiles à atteindre ; ceux qui les possèdent sont de moins en moins nombreux, et, si le trésor de la sagesse “non-humaine”, antérieure à tous les âges, ne peut jamais se perdre, il s’enveloppe de voiles de plus en plus impénétrables, qui le dissimulent aux regards et sous lesquels il est extrêmement difficile de le découvrir.

C’est pourquoi il est partout question, sous des symboles divers, de quelque chose qui a été perdu, en apparence tout au moins et par rapport au monde extérieur, et que doivent retrouver ceux qui aspirent à la véritable connaissance ; mais il est dit aussi que ce qui est ainsi caché redeviendra visible à la fin de ce cycle, qui sera en même temps, en vertu de la continuité qui relie toutes choses entre elles, le commencement d’un cycle nouveau [2]. »

Si la fin du cycle actuel est marquée par un éloignement de la véritable spiritualité, l’auteur précise que ce cycle a pu connaître certaines périodes durant lesquelles un « redressement » a pu s’opérer. Il cite notamment celle du Moyen Âge, durant lequel, en Occident, le Christianisme aura permis une restauration de l’esprit traditionnel.

Ce redressement que la Chrétienté aura permis de réaliser fut toutefois interrompu par la Renaissance et la Réforme qui, toujours selon l’auteur, « marquèrent une rupture définitive avec l’esprit traditionnel, l’une dans le domaine des sciences et des arts, l’autre dans le domaine religieux lui-même, qui était pourtant celui où une rupture eût pu sembler le plus difficilement concevable.

Ce qu’on appelle la Renaissance fut en réalité […] la mort de beaucoup de choses [3]. […] Il y a un mot qui fut mis en honneur à la Renaissance, et qui résumait par avance tout le programme de la civilisation moderne : ce mot est celui d’“humanisme”. Il s’agissait en effet de tout réduire à des proportions purement humaines, de faire abstraction de tout principe d’ordre supérieur, et, pourrait-on dire symboliquement, de se détourner du ciel sous prétexte de conquérir la terre [4]. […]

L’“humanisme”, c’était une première forme de ce qui est devenu le “laïcisme” contemporain ; et, en voulant tout ramener à la mesure de l’homme, pris pour une fin en lui-même, on a fini par descendre, d’étape en étape, au niveau de ce qu’il y a en celui-ci de plus inférieur, et par ne plus guère chercher que la satisfaction des besoins inhérents au côté matériel de sa nature, recherche bien illusoire, du reste, car elle crée toujours plus de besoins artificiels qu’elle n’en peut satisfaire. 

Le monde moderne ira-t-il jusqu’au bas de cette pente fatale, ou bien, comme il est arrivé à la décadence du monde gréco-latin, un nouveau redressement se produira-t-il, cette fois encore, avant qu’il n’ait atteint le fond de l’abîme où il est entraîné ? Il semble bien qu’un arrêt à mi-chemin ne soit plus guère possible, et que, d’après toutes les indications fournies par les doctrines traditionnelles, nous soyons entrés vraiment dans la phase finale du Kali-Yuga, dans la période la plus sombre de cet “âge sombre”, dans cet état de dissolution dont il n’est plus possible de sortir que par un cataclysme, car ce n’est plus un simple redressement qui est alors nécessaire, mais une rénovation totale.

Le désordre et la confusion règnent dans tous les domaines ; ils ont été portés à un point qui dépasse de loin tout ce qu’on avait vu précédemment, et, partis de l’Occident, ils menacent maintenant d’envahir le monde tout entier [5] ; nous savons bien que leur triomphe ne peut jamais être qu’apparent et passager, mais, à un tel degré, il paraît être le signe de la plus grave de toutes les crises que l’humanité ait traversées au cours de son cycle actuel. […]

Il suffit de regarder autour de soi pour se convaincre que cet état est bien réellement celui du monde actuel, et pour constater partout cette déchéance profonde que l’Évangile appelle “l’abomination de la désolation”.

Il ne faut pas se dissimuler la gravité de la situation ; il convient de l’envisager telle qu’elle est, sans aucun “optimisme”, mais aussi sans aucun “pessimisme”, puisque, comme nous le disions précédemment, la fin de l’ancien monde sera aussi le commencement d’un monde nouveau [6]. »

Si préoccupant que soit l’état de délabrement moral et spirituel de notre civilisation actuelle, il convient de prendre les conseils de René Guénon au pied de la lettre : ni optimisme, ni pessimisme. Il s’agit simplement d’être conscient de la réalité telle qu’elle est, en vivant d’une manière aussi « alignée » que possible sur la Volonté divine, c’est-à-dire en respectant les Lois universelles qui participent à l’harmonie, à l’ordre et à l’équilibre au sein du vivant.

En d’autres termes, il s’agit de vivre autant que possible selon les préceptes de la spiritualité véritable, primordiale. C’est ainsi que nous pouvons le mieux apporter notre pierre à l’édification des bases sur lesquelles le nouveau cycle – l’Âge d’or de l’humanité – pourra naître.

La Tradition éternelle

Toute la question est donc de retrouver la connaissance de ce qu’est réellement la spiritualité authentique, véritable.

Aussi appelée « Religion primordiale » ou « Philosophie éternelle », la spiritualité véritable est la source originelle, parfaitement pure, de la connaissance qui a permis aux hommes, à travers les âges, de vivre selon un mode de vie et un état d’être en conformité avec les Lois universelles, le Dharma ; un « art de vivre » en phase avec l’Ordre naturel des choses qui, de ce fait, ne génère aucun trouble, aucun déséquilibre, au sein du monde créé.

Aujourd’hui, en conséquence de l’approfondissement graduel de l’obscurantisme et du matérialisme propres à cette fin de cycle cosmique, cette connaissance qui constitue ce que les ésotéristes appellent la « Gnose [7] », n’est plus connue de la masse des individus. Et pour cause, le laïcisme, de même que la science moderne et son rationalisme radical, ont réussi à reléguer l’esprit traditionnel et les sciences occultes en rang de vulgaires croyances et superstitions [8].

Néanmoins, ceux qui cherchent cette connaissance peuvent encore la trouver, fort heureusement. À travers le temps, ses dépositaires l’ont maintenue vivante sous la forme d’enseignements secrets réservés aux personnes initiées, mais aussi au grand public par l’intermédiaire d’allégories mystérieuses, de symboles hermétiques, de métaphores ou de paraboles au sens difficilement pénétrable.

Toutes les traditions religieuses, ésotériques, mystiques voire philosophiques, portent en elle des fragments de cette « Tradition primordiale », qui en constitue la source originelle. C’est ce qu’affirmait notamment Louis-Claude de Saint-Martin :

« Toutes les traditions de la Terre ne peuvent se regarder que comme les traditions d’une tradition-mère et fondamentale qui, dès l’origine, avait été confiée à l’homme coupable et à ses rejetons. Ces débris néanmoins, doivent toujours conserver des traces de la tradition-mère [9]. »

Après avoir longuement étudié à la question, c’est aussi la conclusion à laquelle est parvenu Jean-Marc Vivenza : « la conviction qu’il existe une source commune de connaissance ou de sagesse, dont l’origine trouve ses fondements dans les temps primitifs, […] est un fait incontestable, ayant abouti peu à peu, à l’idée qu’une “Tradition” aujourd’hui perdue, exista effectivement à l’aube de l’humanité lorsque Adam et sa postérité, n’avaient pas encore rompu leur relation harmonieuse avec le Créateur, et bénéficiaient des lumières essentielles au sujet du monde divin et de ses mystères [10]. »

Beaucoup d’auteurs, parmi lesquels des théologiens, des kabbalistes, des occultistes et mêmes certains Pères de l’Église, se sont accordés sur le fait que toutes les traditions, tant celles qui sont restées immaculées que celles qui ont été corrompues, auraient un noyau commun – cette « Religion primordiale » –, qui aurait été transmise par Dieu au premier homme, Adam, qui l’aurait partagée à son tour à sa descendance.

Le schisme originel

D’après le récit mythique de la Genèse, nous savons qu’Ève a enfanté trois fils : Caïn, Abel et Seth. On y apprend que Caïn fut le premier meurtrier de l’humanité puisqu’il tua son frère cadet Abel, par envie. Ce meurtre survint après qu’ils aient tous deux fait une offrande au Dieu créateur, Yahvé, et que ce dernier eut préféré celle d’Abel à celle de Caïn.

Cette offrande revêt une dimension sacrificielle symbolique essentielle. On sait qu’Abel, qui était berger, fit un sacrifice « animal » au Créateur, alors que Caïn, qui était agriculteur, lui fit une offrande « végétale ».

Symboliquement, dans ce contexte, le sacrifice de la chair peut vouloir dire qu’Abel, par cet acte, s’est libéré de ses passions, de ce qu’il y avait de plus instinctif, viscéral, en lui ; en se « dépassionnant » ainsi, il s’est positionné très clairement en faveur de l’esprit par opposition à l’âme et au corps, donc à la matière.

À l’inverse, Caïn fit une offrande de végétaux, qui sont beaucoup plus éthérés, passifs, ce qui, dans le même ordre d’idées, pourrait signifier qu’il a manifesté son attachement à ce qu’il y a de plus viscéral et passionnel en lui, affirmant ainsi son penchant pour l’âme et la matière, en révolte ou en rébellion contre l’esprit et, par conséquent, contre Dieu.

En clair, il y a deux tendances qui s’opposent parmi les deux frères : Abel est tourné vers l’esprit et néglige l’âme comme la matière, alors que Caïn mise tout sur les dimensions psychiques et matérielles au détriment de la dimension spirituelle.

D’un point de vue symbolique, nous pouvons considérer que ces deux offrandes marquent une scission au sein de la Tradition primordiale dont Adam fut le premier dépositaire, avec, d’un côté, la transmission en lien avec l’esprit, et, de l’autre, la transmission en lien avec l’âme, le corps et la matière.

Il est nécessaire de concevoir cette division originelle de la « Tradition primordiale » pour comprendre la déviation que l’on a pu observer dans les courants ou les mouvances les plus hérétiques, comme le paganisme, le catharisme, l’occultisme sous certains aspects, et aujourd’hui au travers de ce néo-spiritualisme qu’est le New Age. Qu’elles soient polarisées sur l’esprit ou sur l’âme et la matière, ce sont toutes des formes de spiritualité au sein desquelles les croyances et les superstitions ont pris le dessus sur l’orthodoxie relative aux connaissances des doctrines traditionnelles.

L’auteur anonyme des Méditations sur les 22 arcanes majeurs du Tarot a réalisé un travail admirable. Il s’est appuyé sur le symbolisme très riche des lames du Tarot de Marseille et leurs correspondances avec les sciences traditionnelles, en particulier l’hermétisme, pour rendre compte de la Gnose, dont la Tradition primordiale est le vecteur depuis la nuit des temps.

Voici quelques extraits tirés de cet ouvrage, en lien avec le « schisme originel » de cette Tradition éternelle, symbolisé par la nature différente des offrandes de Caïn et Abel :

« Le trait caractéristique le plus général de ce monde est l’enroulement, tandis que le trait caractéristique le plus général du monde créé [La Création toute entière, N.d.A.] est le déploiement, l’épanouissement et la radiation.

Ainsi, dans le règne animal, le cerveau et les intestins sont dus à l’enroulement, tandis que, dans le règne végétal, le feuillage, les branchages les fleurs sont des expressions de la tendance contraire. Ainsi, par exemple, le feuillage est le poumon déployé et ouvert à l’air de la plante, tandis que le poumon animal ou humain est son feuillage enroulé. Ou encore : le soleil est en état de radiation, tandis que les planètes sont en état de condensation, c’est-à-dire d’enroulement.

Ces deux tendances ont leurs appellations traditionnelles. La “lumière” et les “ténèbres” désignent respectivement le rayonnement et l’enroulement. C’est pourquoi l’Évangile selon Jean décrit ainsi le drame cosmique : “La lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont point saisie” [11]. »

La dynamique du Serpent

Toujours dans le même ouvrage, l’auteur poursuit son explication sur ces deux grandes tendances opposées mais complémentaire à l’œuvre dans la Création : l’enroulement (ou la condensation) propre aux Ténèbres, et le rayonnement (ou la radiation) propre à la Lumière [12] :

« Le monde du Serpent est celui de l’enroulement. Le Serpent se mordant la queue et formant ainsi un cercle clos en est le symbole. L’enroulement complètement réussi serait l’enfer ou l’état d’isolement complet.

Mais l’enroulement complet ou l’isolement achevé n’a nulle part réussi dans le monde. L’histoire de l’évolution dite “naturelle” nous trace le tableau des tentations successives visant à constituer un organisme viable dû à l’enroulement complet et à une conscience qui soit absolument autonome, sans qu’elle ne succombe à la folie. Aucune de ces tentatives n’a réussi. L’atome, voilà une entité autonome et indépendante produite par l’enroulement. Mais les atomes se sont associés en molécules ! La molécule ! Sera-t-elle une entité autonome ? Les molécules se sont associées en des fraternités mystérieuses de la vie que nous nommons “cellules organiques”, les cellules à leur tour ont formé en innombrables organismes…

L’histoire de l’évolution des organismes vivants est celle du triomphe du principe de l’association et de la coopération sur celui de la dissociation et de l’isolement. L’isolement n’a réussi qu’à former des monstres non viables. Ainsi les dinosaures, les grands reptiles qui envahirent la terre et qui régnèrent sans partage pendant une centaine de millions d’années du Mésozoïque, n’étaient qu’une grande impasse biologique : ils périrent. Ils cédèrent leur règne aux mammifères et aux oiseaux. Les premiers produisirent, eux aussi, plusieurs formes-impasses, avant que la poussée des vertèbres, prenant le relais et rejetant l’une après l’autre les formes condamnées à une extinction rapide ou lente, n’en arrivât aux primates dont une subdivision, celle de l’Homo Sapiens, s’empara de la terre et y règne maintenant sans rivale. Ainsi notre planète, qui était à l’Ère Mésozoïque la “planète des reptiles”, est-elle devenue la “planète de l’humanité”.

L’humanité est-elle la petite-fille du Reptile ? Ou, en termes bibliques, les hommes, sont-ils les “enfants du Serpent”, les “enfants des Ténèbres”, le produit de l’enroulement, ou sont-ils, au contraire, les “enfants de la Lumière [13] ” ?

L’homme a le cerveau le plus développé. Or, le cerveau est – comme Henri Bergson l’a démontré – un organe qui joue le rôle du crible à l’égard de la conscience : il est l’instrument du savoir et de l’ignorance à la fois. Sa fonction est d’admettre de la part de la conscience ce qui est “à propos” et de ne pas admettre – d’“oublier” – ce qui “n’est pas à propos” au point de vue “de l’action ou de la volonté visant à l’action”. […]

Henri Bergson dit en outre du cerveau : « Dans le travail de la pensée en général, comme dans l’opération de la mémoire, le cerveau apparait simplement comme chargé d’imprimer au corps les mouvements et les attitudes qui jouent ce que l’esprit pense ou ce que les circonstances l’invitent à penser. C’est ce que j’ai exprimé ailleurs en disant que le cerveau est un “organe de pantomime”…

Les phénomènes cérébraux sont en effet à la vie mentale ce que les gestes du chef d’orchestre sont à la symphonie : ils en dessinent les articulations motrices, ils ne font pas autre chose. On ne trouverait donc rien des opérations supérieures de l’esprit à l’intérieur de l’écorce cérébrale. Le cerveau, en dehors de ses fonctions sensorielles, n’a d’autre rôle que de mimer, au sens le plus large du terme, la vie mentale [14]. »

Le cerveau est donc l’organe effectuant la mimique ainsi que le choix de ce qu’il va mimer. Il “mime à propos”.

Or, la “mimique à propos”, c’est précisément ce que le Livre de la Genèse entend par être rusé (arum) lorsqu’il dit que “Le Serpent était le plus rusé de tous les animaux des champs que Dieu avait faits” (Genèse 3:1). C’est, pour ainsi dire, le principe “psychologique” du Serpent, comme l’enroulement et le mouvement du cercle clos est son principe “dynamique”.

Être rusé, c’est mimer la sagesse, après en avoir éliminé l’essentiel – sa lumière – et s’en servir à ses propres fins. C’est pourquoi on dit que le “diable est le singe de Dieu”, qu’il singe Dieu.

Le cerveau est donc l’œuvre du Serpent. Et l’humanité, en tant qu’espèce animale douée du cerveau le plus développé, est bien la grande-fille du Serpent. Les hommes, en tant qu’êtres cérébraux, sont “enfants du Serpent” ou “enfants des ténèbres” [15]. »

Le Serpent et la Colombe

Comme l’a fait remarquer l’auteur anonyme dans le même ouvrage, beaucoup de traditions et de mouvements occultistes ont mis l’accent sur le Serpent :

On retrouve « une piété filiale dans la vénération du Serpent un peu partout dans le monde : en Égypte, en Inde (les “Najas” sacrés), au Mexique et en Amérique centrale, en Chine enfin où on adorait le Reptile sacré sous sa forme volante, celle du Dragon [16]. […] Bien des siècles plus tard, les gnostiques Nassènes/Nahashiens [17] adoreront le Serpent dans la même religion – et cela apr. J.-C. !

Même au XIXe et XXe siècles, plusieurs écrivains-occultistes s’efforceront de restaurer le culte du Serpent, sous une forme intellectualisée. Ainsi, H. P. Blavatsky a tenté dans sa Doctrine secrète de valoriser le Serpent comme idée philosophique de la sagesse ancienne. […] Elle évoquait les légendes et traditions anciennes des instructeurs de l’humanité enfantine, les créateurs de la civilisation, les “Fils du Serpent” qui étaient les bienfaiteurs de l’humanité à l’aube de son histoire.

Éliphas Lévi le présentait comme “grand agent magique”, c’est-à-dire dire comme le principe intermédiaire entre la conscience et le monde des faits objectifs. Le Serpent est, selon lui, le principe de la réalisation, c’est-à-dire ce qui traduit pratiquement la volonté en événements, ce qui objective le subjectif. […]

Le Serpent est en effet “le grand agent magique”, c’est-à-dire le principe qui mime la conscience et qui sert donc de lien entre le subjectif et l’objectif, tout comme le cerveau est le lien entre la conscience et l’action. Oui, les premiers représentants de l’intellectualité cérébrale, les “Fils du Serpents” des légendes anciennes, étaient bien les premiers maîtres de la civilisation naissante. C’est bien eux qui enseignaient les rudiments des arts et des sciences à l’humanité dans son enfance. […]

Or l’expérience des siècles démontre, non seulement qu’il y a un autre agent et qu’il y a une autre magie, mais encore qu’il y a une conscience et une expérience autres que celles dues au cerveau. Ce ne fut pas le Serpent que Jean-Baptiste vit descendre sur le Maître de la Magie Sacrée et le plus grand thaumaturge de l’histoire, mais bien une Colombe.

 “Jean rendit ce témoignage : J’ai vu l’Esprit descendre du ciel comme une colombe et s’arrêter sur lui.” (Jean 1:32) […]

Je me demande donc – et je vous demande, cher Ami Inconnu –, pourquoi les auteurs occultistes n’ont pas mis leur zèle, leur ferveur et leur habileté au service de la cause de la Colombe, au lieu de celle du Serpent ? Pourquoi n’ont-ils pas reconnu le Grand Agent de la Magie Sacrée qui a bien démontré qu’elle est appelée à illuminer, guérir et transformer le monde ? […]

Ma perplexité, je le répète, ne vient pas de ce que l’interprétation du Serpent chez les auteurs occultistes mentionnés ne serait pas vraie, en ce qui concerne l’essentiel, mais de ce que le sujet du Serpent est traité avec une étrange exclusivité, même partialité, qu’il est difficile d’expliquer sans recourir aux facteurs psychologiques [18]. »

Or, le même auteur a bien raison de préciser que l’évolution, de même que l’ordre, l’harmonie et l’équilibre, ne sont pas uniquement le résultat du processus d’enroulement propre au Serpent, mais aussi le résultat de l’action de la Colombe, c’est-à-dire de la lumière spirituelle, celle de l’Esprit.

« L’évolution réelle et entière est le résultat de l’opération du Serpent qui enroule et qui aboutit à la formation du cerveau et de l’intellectualité cérébrale, d’un côté, et de l’opération de la lumière d’en haut qui ouvre l’enroulé et illumine l’intellectualité cérébrale, de l’autre côté.

Le Serpent et la Colombe, voilà en dernière analyse, les facteurs sous-jacents au processus entier de l’évolution.

Si vous me demandez, chez Ami Inconnu, si je crois qu’il faut choisir et prendre parti soit pour le Serpent, soit pour la Colombe, ma réponse se situera dans le cadre du conseil du Maître : “Soyez prudents comme les serpents et simples comme les colombes” (Matthieu, 10:16)

C’est dire qu’il faut tâcher d’unir l’intellectualité cérébrale avec la spontanéité spirituelle. Il faut bien penser en pensées articulées et d’une manière discursive, mais qu’au-dessus de ce processus de pensée discursive plane toujours l’idéal ! C’est dans la lumière de l’idéal qu’il faut penser.

Mais revenons à la question : les hommes sont-ils “enfants du Serpent” ou “enfants de la Lumière” ? Nous avons dit : en tant qu’espèce animale douée du cerveau le plus développé, les hommes sont enfants du Serpent. Maintenant, il faut ajouter : en tant qu’êtres aspirant à l’idéal du Bien, de la Beauté et de la Vérité, les hommes sont enfants de la Lumière [19]. »

En tant qu’elle possède et transmet la Gnose, la Tradition primordiale ne peut être amputée d’un des deux pôles de cette Connaissance sacrée. Elle doit contenir les deux :  la Lumière et les Ténèbres, le Yang et le Yin, le Feu et l’Eau, la Colombe et le Serpent.

Le propre de la quête spirituelle est d’opérer cette subtile alchimie des deux principes opposés mais complémentaires, Solve et Coagula, pour finir par les concilier et ainsi parachever le Grand Œuvre.

Parvenu à ce résultat, l’adepte est devenu une « Pierre philosophale vivante », il a atteint le « sens de l’éternité », qui est la véritable immortalité de l’être.

Le salut par le matérialisme

Eu égard aux explications données ci-avant par l’auteur anonyme, inspiré par l’Esprit, il est clair que la crise civilisationnelle que traverse notre monde moderne, trouve sa cause dans le fait que c’est le principe du Serpent qui domine de manière quasi-exclusive la conscience humaine en cette fin de cycle.

Le principe de la Colombe, qui est la lumière du pur Esprit, y fait grandement défaut. En conséquence de ce « déficit » de lumière spirituelle, la conscience humaine n’est régie que par les impulsions mentales, ce qui lui confère une intellectualité froide, une connaissance discursive (rationnelle, non intuitive), qui procède de la fameuse « connaissance du bien et du mal » dont l’usage exclusif a fait basculer (« chuter ») les premiers hommes dans le matérialisme, et avec eux toute l’humanité derrière eux. 

Par manque de rayonnement spirituel, et par excès d’« enroulement » relatif à la dynamique du Serpent, l’humanité est beaucoup trop polarisée sur la matière. Cela se manifeste de manière évidente dans notre monde moderne par le culte voué à la technologie et à la science, considérées par certains exégètes comme les deux « Bêtes » dont parle l’Apocalypse de Jean.

Aujourd’hui, tout ce qui n’est pas avéré par la science et la technologie est disqualifié, discrédité, ridiculisé. À l’extrême où la science se situe, si ses connaissances et ses instruments ne parviennent pas à observer et mesurer une chose ou ses effets, alors elle en conclut qu’il s’agit d’une vue de l’esprit, de croyances illusoires, de superstitions. 

Son mépris et son arrogance face à tout ce qui se situe au-delà de son champ de compétences, comme la parapsychologie, la métaphysique, les sciences occultes, les thérapies et soins « non conventionnels », les médecines « alternatives », les pratiques spirituelles, etc., la rendent aveugle à ses propres biais.

Si elle ne prenait pas une posture si orgueilleuse face aux mystères de l’existence, elle serait peut-être d’accord d’envisager qu’il soit possible que tout ce qu’elle n’est pas encore capable de comprendre et de prouver, ne peut être considéré comme étant inexistant, pour la simple et bonne raison que le propre de la science est d’évoluer, et donc que tout ce qu’elle ne peut comprendre et prouver aujourd’hui, elle le pourra peut-être demain.

Pour toutes ces raisons, la science moderne est arrivée à ce bien étrange paradoxe : elle est devenue semblable à ces « ismes » qu’elle prétend combattre ; elle est devenue une religion – le scientisme –, avec ses dogmes érigés au rang de sacro-saintes vérités.

Séduite par la promesse du Serpent [20], l’humanité croit qu’elle va pouvoir devenir immortelle et l’égal de Dieu en comptant uniquement sur son cerveau.

Elle veut atteindre l’immortalité par ses propres moyens, sa volonté propre, son intelligence rationnelle, en misant tout sur la science et ses progrès technologiques. Le transhumanisme en est la plus flagrante expression, lui qui se donne pour mission de « tuer la mort ».

La science est persuadée qu’elle peut « augmenter » l’homme grâce à la technologie, avec la folle ambition de le rendre… immortel.
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Dans une de ses conférences intitulées « le messianisme scientifique », le philosophe Lotfi Hadjiat a très bien résumé toute la problématique dont il est question. En voici un extrait :

« La science transhumaniste aujourd’hui a pour objectif officiel l’immortalité charnelle. Au point que cet objectif d’immortalité sonne désormais comme une promesse avec son slogan officiel : “faire mourir la mort”. C’est une promesse messianique ! Nous sauver de la mort. Mais voyons bien que cette promesse transhumaniste se retrouve à l’identique dans la Genèse biblique, au tout début de la Torah où on retrouve en effet la même promesse par la voix du Serpent de l’arbre défendu, qui va séduire Ève en lui promettant lui aussi l’immortalité par la science, interdite tyranniquement par Dieu ; et Ève, doutant de l’immortalité de son âme, croit alors à cette promesse d’immortalité qui ferait d’elle l’égal de Dieu ; et en croyant à cette fausse promesse du Serpent, son âme chute et se retrouve enchaînée au corps mortel. Et Ève devint mortelle. Ce soi-disant “arbre de science” était donc l’arbre de la mortalité, l’arbre de mort. Voilà pourquoi son fruit était défendu. Dieu ne nous a jamais interdit la connaissance émancipatrice, le fruit défendu n’était rien d’autre que le fruit chatoyant de l’ivresse charnelle du corps périssable qui s’enlise dans la connaissance du périssable, inexorablement, jusqu’à la mort. La promesse transhumaniste signerait donc le retour de la promesse du Serpent, promesse du salut par la science [21]. »

Atteindre l’immortalité de l’être n’est toutefois pas une chimère. C’est la libération du samsāra chez les orientaux, et aussi la dynamique de la « seconde naissance » chez les chrétiens et les alchimistes. C’est le salut par la spiritualité authentique !

Mais les « Fils du Serpent », eux, veulent obtenir l’immortalité de la matière. Nous retrouvons-là le principe du Serpent qui ne peut que mimer, imiter : « vous serez comme des dieux », c’est-à-dire omniscients et immortels ! 

L’homme moderne a perdu la capacité à être simple comme la Colombe ; il est devenu exclusivement « rusé » comme le Serpent, capable seulement de… singer la sagesse divine. Mais si l’homme moderne est « trop Serpent » et « pas assez Colombe », il est évidemment en déséquilibre, et ce n’est pas le progressisme inhérent à l’idéologie scientifique moderne qui réussira à rétablir l’équilibre, l’ordre et l’harmonie, contrairement à ce qu’affirme ses plus zélés promoteurs.

Sur la base de son idéologie techno-progressiste, le scientisme croit qu’il parviendra, par ses innovations, à pallier les conséquences négatives que cette idéologie a elle-même engendrées dans le passé. C’est un leurre autant qu’une fuite en avant qui ne peut aboutir qu’à l’effondrement de la civilisation. C’est là toute l’absurdité de la mentalité moderne : en cherchant son salut dans la matière, l’humanité s’y aliène et finit par s’autodétruire.

Ainsi, la nature du Serpent, si elle n’est pas mêlée à l’Intelligence supramentale, celle de l’Esprit, ne peut être qu’une impasse, source de toutes les abominations et de tous les cataclysmes.

La rébellion contre Dieu

Le fait, pour l’humanité, de s’être laissée séduire et corrompre au point d’être aujourd’hui majoritairement influencée par le principe du Serpent, peut être vu comme une « rébellion contre Dieu ».

Celle-ci remonte bien sûr à Adam et Ève qui, en désobéissant à Dieu, ont refusé de se soumettre à sa Volonté. Mais ce « péché originel » ne s’est pas arrêté là ; il s’est transmis à travers leur postérité.

Nous savons que Caïn a transgressé les Lois universelles en tuant son frère Abel, par envie. À travers sa lignée, cette transgression est devenue une libération, une émancipation, une… rédemption. Inversion totale des valeurs, caractéristique de l’esprit du Serpent.

À partir de cet esprit d’inversion, Dieu, qui maudit Caïn, est devenu un Dieu méchant, le démiurge des gnostiques (qu’ils appellent Yaldabaoth).

Sur la base de cette interprétation à rebours, la matière est autant une prison qu’une création imparfaite qui est à l’origine du mal et de la souffrance. Par conséquent, il faut soit s’en libérer à tout prix, soit la réparer et l’améliorer.

C’est ainsi que, pour les descendants de Caïn, le Serpent n’était plus l’Adversaire, mais le Rédempteur, celui qui avait donné la connaissance, l’intelligence mentale, cérébrale, à l’homme pour l’aider à se libérer du joug du Dieu méchant.  

En plus de polariser la psyché de l’être humain du « côté obscure de la force », cette erreur d’interprétation a donné naissance à tous les mouvements gnostiques mais aussi aux dérives de l’occultisme telles que le satanisme.

Nous y retrouvons également cette tendance propre à l’ego de se laisser corrompre par l’appât du gain et la recherche du pouvoir.

Lotfi Hadjiat, qui a consacré de nombreuses études aux trois religions monothéistes, est arrivé à la conclusion que les « Fils du Serpent », qu’il appelle aussi les « Ennemis de l’humanité », ont un lien de filiation avec Caïn :

« Avec Caïn, la jalousie, le narcissisme, l’orgueil, l’égoïsme, le mensonge, la duplicité et la rébellion contre Dieu vont donc entrer dans l’humanité. Et jusqu’à sa mort, Caïn va s’obstiner dans sa rébellion contre Dieu, et la transmettre à sa descendance, toute sa lignée s’obstinera dans cette négation devant Dieu, et cette négation va s’appeler : “liberté”, liberté contre Dieu et ses lois, liberté transgressive contre la loi morale. C’est donc cette ligne éminemment transgressive qui constitue les ennemis de l’humanité. […]

Mais revenons un moment à ce mépris de Caïn pour Abel, un mépris tel qu’il rend Caïn incapable d’enterrer son propre frère. Comme si Caïn se sentait d’une nature supérieure à Abel. Tout comme Satan estimait être d’une nature supérieure à l’homme ; Satan ayant été créé “d’un feu subtil sans fumée” (selon le Coran), alors que l’homme fut créé “d’argile extraite d’un limon fétide” (toujours selon le Coran).

Il y a donc chez Caïn ce même sentiment de supériorité que chez Satan. On pourrait donc penser qu’il y a un lien entre Satan et Caïn. Eh bien, c’est exactement ce que confirme le Talmud et le Zohar, le livre majeur de la Kabbale juive. Que dit le Talmud, dans le traité de Yebamoth (103a et 103b), je cite : “Quand le Serpent copula avec Ève, il lui infusa son désir”. Donc, Ève et Satan se seraient accouplés, selon cet extrait du Talmud. Que dit maintenant le Zohar, partie 1, cours 136 : “Deux êtres, Adam et le Serpent (le Serpent, c’est Satan), eurent des rapports avec Ève, et elle conçut des deux et porta deux enfants.” […]

Les textes nous décrivent Caïn comme un cultivateur, le premier cultivateur qui a inauguré la sédentarité, l’attachement à la terre, l’attachement aux lieux, aux constructions sur ces lieux, l’attachement aux images, nous dit René Guénon. Caïn est donc attaché aux images de l’être, plutôt qu’à l’être, l’être divin, c’est donc une voie ouverte vers l’idolâtrie, et surtout vers le narcissisme, narcissisme inoculé par Satan qui, lui, est le premier narcissique, le premier amoureux de son image. […]

Les descendants de Caïn persisteront dans l’idolâtrie et l’immoralité ; Lamech, par exemple, sera meurtrier et matérialiste, et Nemrod, le roi Nemrod, qui s’idolâtrait lui-même sera le premier tyran de l’humanité. Nemrod fondera la tour de Babel et la cité de Babylone. […] Cette lignée maudite va ainsi persister dans sa rébellion contre Dieu, et le crime originel de Caïn ne sera pas expié [22]. »

Seth et la légende du Graal

Si Caïn est à l’origine de la lignée des « Fils du Serpent », dont l’esprit domine notre sphère d’existence conformément aux caractéristiques de l’Âge noir, il faut considérer qu’Abel est à l’origine d’une lignée opposée [23], celle des « Fils de la Colombe », ou « Fils de la Lumière ».

Selon la logique binaire, les premiers représentent le camp du « mal » et les seconds, le camp du « bien ». Les deux lignées s’opposent et se situent l’une comme l’autre à un extrême. Or, s’il y a deux extrêmes qui s’opposent, il doit y avoir une voie du « juste milieu » qui concilie harmonieusement ces deux Principes opposés – mais complémentaires – que sont la Lumière et les Ténèbres, la Colombe et le Serpent.

Cette voie du milieu qui représente le Bien suprême est celle de Seth et de sa lignée. Sur le plan symbolique, Seth est l’archétype de l’Esprit, qui canalise harmonieusement les contraires : le bien et le mal, la lumière et l’ombre (tant individuelle que collective).

La Tradition primordiale, qui doit nécessairement réunir les deux voies opposées en une seule – le Serpent et la Colombe –, aurait donc été détenue et transmise de manière ininterrompue à travers la lignée de Seth. Il est d’ailleurs intéressant de souligner que Jésus est, selon la Bible [24], un des descendants de Seth, et que la légende du Saint Graal aurait un lien très étroit avec la transmission de la Tradition primordiale. C’est en tout cas ce qu’affirme René Guénon, considéré par certains auteurs comme un témoin, un messager, de cette Tradition primordiale :

« Selon Guénon, il y a toutes raisons de considérer que la “légende du Graal” est issue de données traditionnelles initiatiques, transmises régulièrement “du druidisme au christianisme” ; et il en déduit que, même sans tenir compte des modalités de cette transmission, “ces éléments firent dès lors partie intégrante de l’ésotérisme chrétien”.

La coupe du Graal aurait été taillée par les anges dans l’émeraude (pierre de l’immortalité) tombée du front de Lucifer lorsqu’il déchut et perdit la Lumière. L’histoire apocryphe du Graal, dans la tradition chrétienne, raconte qu’Adam fut gardien de ce vase sacré jusqu’au moment de sa chute, où il en fut dépossédé ; il est évident qu’il faut voir dans son éloignement du Graal la perte de conscience de son origine divine et de son éternité.

Mais il le transmit à Seth, son troisième fils, considéré dès lors comme le dépositaire de la Tradition et comme maître de la transmission initiatique ; de même que le Christ, Seth annonce la restauration de l’ordre primordial, et il est présenté comme un rédempteur.

Par la suite, l’histoire légendaire du Graal semble avoir connu une grande période de silence, jusqu’à ce qu’elle se manifeste de nouveau dans la tradition judéo-chrétienne : le Graal revient, en effet, sous les apparences de la coupe utilisée par Jésus pour la Cène, et dans laquelle Joseph d’Arimathie aurait recueilli le sang du Christ sur la Croix. Ce dernier l’aurait transportée en Irlande et elle aurait été plus tard, selon des versions différentes, enlevée au Ciel, soit emportée dans le royaume du Prêtre Jean : cela signifie dans les deux cas qu’elle fut alors cachée aux yeux des profanes. Mais les Chevaliers du Graal, ou les Gardiens de la Terre sainte, en tant qu’initiés qualifiés, furent consacrés à sa protection et à sa transmission [25]. »

Les Templiers : Gardiens de la Tradition

Toujours selon René Guénon, ces « Gardiens de la Terre sainte », dont l’une des fonctions fut de protéger et transmettre la Tradition primordiale, n’étaient autres que les fameux Templiers du Moyen Âge.

Cela peut surprendre lorsque l’on sait que les « Pauvres [26] Chevaliers du Christ » furent accusés d’hérésie par le Roi de France, Philippe le Bel. En vérité, ce dernier, aidé par son conseiller Guillaume de Nogaret, mena une campagne de désinformation et de calomnie phénoménale contre l’Ordre du Temple, qui de toute évidence était devenu un problème pour lui, tout comme la Papauté à laquelle les Templiers étaient liés.

Sa volonté de régner sans partage, conjuguée à la situation catastrophique des finances de la monarchie, ont pu motiver le Roi de France à « conspirer » pour dissoudre l’Ordre du Temple et pour renverser l’ordre des choses en soumettant le nouveau Pape Clément V à son autorité afin de reprendre plus librement la main sur toutes les affaires politiques et territoriales de son royaume. 

Il est difficile de faire toute la lumière sur ce sombre épisode qui bouleversa le cours de l’histoire, mais pour certains auteurs, il est tout à fait certain que des chevaliers de la célèbre « Milice du Christ » s’adonnèrent à des pratiques blasphématoires, justifiant de ce fait à leurs yeux l’accusation d’hérésie. Mais des pratiques occultes mal comprises par des détracteurs souvent influencés il faut le dire par des biais de confirmation [27] évidents, ne doit pas nous induire en erreur sur l’Ordre du Temple et ses nobles chevaliers.

Les Templiers, en cela qu’ils étaient « rusés comme le Serpent et simples comme la Colombe », étaient en effet bel et bien dépositaires de la Tradition primordiale en plus d’être d’authentiques et légitimes « Chevaliers du Christ ». Leur confrérie, qui disposait d’un vaste réseau de commanderies à travers toute l’Europe du Moyen Âge, y maintenait l’harmonie, l’ordre et l’équilibre.

La croix « pattée ». Elle fut parmi les croix les plus fréquemment utilisées pour symboliser l’Ordre du Temple.

La dissolution de l’Ordre du Temple en 1312 sur ordre de Philippe le Bel, devait marquer la fin d’un millénaire de « redressement » en Occident, et permettre la réémergence des conditions de dégénérescence et de décadence propres à l’Âge noir, dont l’obscurité ne fit que s’accroître jusqu’à nos jours.

Ce serait faire un procès d’intention aux Templiers que de les accuser d’avoir pratiqué la magie noire, la sorcellerie ou le satanisme, au motif que des organisations déviantes qui se sont revendiquées d’eux se sont livrées à de telles pratiques condamnables tout en détournant certains de leurs symboles.

Comme l’a fait remarquer René Guénon à très juste titre : « la ruse la plus diabolique de toutes est peut-être celle qui consiste à faire attribuer au symbolisme orthodoxe lui-même, tel qu’il existe dans les organisations véritablement traditionnelles, et plus particulièrement dans les organisations initiatiques, qui sont surtout visées en pareil cas, l’interprétation à rebours qui est proprement le fait de la “contre-initiation” ; et celle-ci, comme nous l’avons signalé dernièrement, ne se prive pas d’user de ce moyen pour provoquer les confusions et les équivoques dont elle a quelque profit à tirer.

C’est là, au fond, tout le secret de certaines campagnes menées, soit contre l’ésotérisme en général, soit contre telle ou telle forme initiatique en particulier, avec l’aide inconsciente de gens dont la plupart seraient fort étonnés, et même épouvantés, s’ils pouvaient se rendre compte de ce pour quoi on les utilise ; il arrive malheureusement parfois que ceux qui croient combattre le diable se trouvent ainsi tout simplement, sans s’en douter le moins du monde, transformés en ses meilleurs serviteurs [28] ! »

Pour avoir étudié l’histoire des Templiers en consultant de nombreuses sources tant parmi leurs défenseurs que leurs détracteurs, j’en suis arrivé à la conclusion qu’ils étaient effectivement dépositaires de la Tradition primordiale.

Ils possédaient la véritable Gnose chrétienne [29] mais ce n’est pas tout ! Ayant été mêlés étroitement au monde musulman au Moyen-Orient, il est fort probable qu’ils aient pu en extraire d’autres connaissances traditionnelles, notamment en rapport à l’alchimie, dont on sait qu’elle était déjà pratiquée par les arabes [30]. Idem pour la Kabbale, les « Mystères » des écoles égyptiennes, le savoir ancestral des druides ou encore le chamanisme ! S’il y a un « trésor des Templiers », c’est surtout du côté de ces connaissances traditionnelles qu’il faut le chercher, plutôt que du côté des objets matériels ou de leurs énormes ressources financières.

Quelques citations à méditer

« Celui qui croit en moi, selon ce que dit l’Écriture, des fleuves d’eau vive découleront de son ventre. » Jean 7:38

« Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve. » Friedrich Hölderlin

« Ne donnez pas aux chiens ce qui est saint, et ne jetez pas vos perles devant les cochons, de peur qu’ils les piétinent avec leurs pattes et se retournent pour vous déchirer. » Matthieu 7:6

« Il y a l’instinct naturel et il y a le contrôle. Vous devez combiner les deux harmonieusement. Si vous avez l’instinct naturel à une extrême, vous serez très irrationnel. Si vous avez le contrôle à une extrême, vous serez un homme-machine. Ce doit être une combinaison réussie des deux. » Bruce Lee

« La science exclusive est une rébellion contre Dieu dans la mesure où elle n’éclaire pas un retour vers Lui mais vers l’homme, vers la gloire de l’homme et sa sécurité matérielle. » Lotfi Hadjiat

« Cette époque, si pénible et si troublée qu’elle soit, doit avoir aussi, comme toutes les autres, sa place marquée dans l’ensemble du développement humain, et d’ailleurs le fait même qu’elle était prévue par les doctrines traditionnelles est à cet égard une indication suffisante. » René Guénon

« L’homme est savant tant qu’il cherche à savoir. C’est quand il croit savoir qu’il est ignorant. » Proverbe arabe

Pratique

Le diable n’a pas toujours eu l’aspect qu’on lui connaît aujourd’hui. C’est ce que nous explique Marc O. Rainville dans son admirable exposé sur le Tarot de Marseille. En s’appuyant sur les travaux de l’historien Émile Mâle, il écrit : « il n’y a qu’au XIIe siècle que le personnage [le diable, N.d.A.] prend une forme aussi franchement hideuse. “L’art du XIIe siècle porte profondément l’empreinte du génie monastique. […] Le démon prend quelquefois des formes animales. […] Le plus souvent le démon prend la figure humaine, mais ses traits hideusement déformés, deviennent effrayants. […] C’est au XIe siècle, à ce qu’il semble, que les moines artistes élaborèrent le Satan monstrueux de l’âge suivant. […] Son visage n’a plus rien d’humain ; des membranes, réunissant le menton au cou, lui donnent l’aspect d’un crapaud ; le nez s’élargit en mufle ; des yeux terribles s’enchâssent au fond de sombres orbites ; de petites ailes attachées au dos rappellent que ce monstre, tombé au-dessous de la bête, fut un ange. […] Tel fut le Satan créé par l’école du Languedoc, la première image vraiment redoutable du démon qui apparaisse dans l’art du Moyen Âge. […] Jamais l’image du démon n’eut autant de puissance que dans l’art monastique du XIIe siècle. […] Seul le moine visionnaire du XIIe siècle a su représenter Satan.” déclare Mâle. »

Le diable tel qu’on le représente aujourd’hui sous la forme d’une bête à cornes rougeâtre, avec des ailes de chauve-souris et une queue fourchue, ou sous d’autres aspects monstrueux, est donc fort éloigné de ce qu’il fut dans l’Antiquité, toutes traditions confondues.

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Chapitres supplémentaires :

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[1] Éditions Gallimard, 2012, p. 18.

[2] Ibid, p. 21-22.

[3] Ibid, p. 35.

[4] Ibid, p. 37-38.

[5] L’auteur a écrit ces lignes en 1927. À en juger par l’état actuel de notre monde moderne, on ne peut qu’en conclure qu’il avait vu juste. Par rapport à l’Occident, l’Orient a longtemps gardé une forte dimension spirituelle, mais au cours des dernières décennies, il s’est laissé rapidement corrompre par l’esprit moderne occidental, pour devenir lui aussi exclusivement matérialiste. Le développement industriel, technologique, qui a rattrapé voire dépasser celui de l’Occident, en est la preuve tangible. Évidemment, cela n’a pu se faire qu’au détriment de l’esprit traditionnel et de la spiritualité authentique qui l’accompagne. 

[6] Ibid, p. 38-39.

[7] Du grec gnôsis, qui signifie littéralement « connaissance ».

[8] Voir le chapitre « Le salut par le matérialisme ».

[9] De l’esprit des choses : Tome I, Éditions de l’an VIII, 1800.

[10] René Guénon et la Tradition primordiale, Éditions la Pierre philosophale, 2017, p. 37.

[11] Méditations sur les 22 arcanes majeurs du Tarot, Éditions Aubier, 1984, pp. 300-301.

[12] Nous retrouvons également cette complémentarité entre les principes solve (dissolution) et coagula (coagulation), en alchimie.

[13] L’auteur mentionne ce passage de l’Évangile selon saint Luc : « Le maître loua l’économe infidèle parce qu’il avait agi prudemment. Car les enfants de ce siècle sont plus prudents à l’égard de leurs semblables que ne le sont les enfants de la lumière. » (Luc 16:8).

[14] L’énergie spirituelle, pp. 74-75.

[15] Méditations sur les 22 arcanes majeurs du Tarot, Éditions Aubier, 1984, pp. 301-303.

[16] Et que dire du serpent, du dragon, du basilic ou de la vouivre dans les traditions occidentales, celles de l’alchimie, du druidisme, du celtisme et du christianisme ?

[17] Ce fut aussi le cas des Ophites et des Caïnites, tous adorateurs du Serpent.

[18] Ibid, pp. 303-305.

[19] Ibid, p. 306.

[20] « Alors le serpent dit à la femme : Vous ne mourrez point ; mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et que vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. » (Genèse 3:4-5).

[21] Source : https://cutt.ly/cwlERLXT

[22] Le Crépuscule de l’Ennemi, Éditions Fiat Lux, 2017, pp. 84-91.

[23] À en croire la Bible, Abel n’a pas eu de descendants. Cependant, Anne Catherine Emmerick, une mystique catholique, affirme qu’elle a eu une vision dans laquelle Abel aurait eu des enfants.

[24] Voir Luc 3:38.

[25] René Guénon : Messager de la Tradition Primordiale et Témoin du Christ Universel, Jean Chopitel et Christiane Gobry, Éditions Mercure Dauph, 2010, pp. 85-86.

[26] L’adjectif « pauvre » est ici à mettre en rapport à l’expression « pauvre en esprit » utilisée dans les Évangiles. Elle fait référence à l’esprit « simple », celui de la Colombe, soit la pureté d’une conscience qui peut ainsi parfaitement réfléchir la lumière du Ciel, la lumière spirituelle.

[27] Un « biais de confirmation » est une tendance mentale propre à l’ego qui lui fait chercher et interpréter les informations de manière à valider son système de croyance, tout en rejetant et discréditant tout ce qui pourrait le remettre en question.

[28] Du double sens des symboles, Études Traditionnelles, 1937.

[29] Voir le cours 38.

[30] Le mot « alchimie » vient d’ailleurs de l’arabe al-kīmiyā.