Le Cours du Vivant

Cours n°15 - La vie et l’enseignement du Bouddha
La vie et l’enseignement du Bouddha
Théorie
L’ensemble des enseignements dispensés par le Bouddha ainsi que les différentes pratiques et écoles traditionnelles qui en ont découlées, forment le système religieux connu sous le nom de « bouddhisme », considéré aujourd’hui comme la quatrième religion mondiale en nombre d’adeptes.
Mais le Bouddha n’est toutefois pas le fondateur du bouddhisme ; ces fondateurs, ce sont ceux qui ont repris ses enseignements et qui s’en sont servis pour constituer un système religieux, ce qui est d’ailleurs aussi le cas avec les autres grandes religions.
À travers les millénaires du Temps cosmique appelé Kali-Yuga (l’Âge Noir [1], en français), toutes les religions, sans exception, dans leurs aspects les plus extérieurs, ont été perverties par l’esprit de division de l’homme ignorant et avide de pouvoir. Cependant, malgré cela, leur noyau demeure pur, intact et encore aujourd’hui accessible à celles et ceux qui ont à cœur d’y puiser les connaissances et l’inspiration pour cheminer sur la voie de l’Éveil et atteindre le but ultime de cette quête, qui est l’incarnation pleine et entière de l’Esprit.
Toutes les religions partagent ce même but, et même si les enseignements des grands Instructeurs spirituels, qui font office de panneaux indicateurs pointant vers ce but, diffèrent dans la forme à cause de la mentalité et du contexte religieux, politique et social de l’époque au cours de laquelle ils ont été dispensés, leur essence est la même, car la « réalité » que ces grands Instructeurs sont parvenus à connaître dans la pureté de sa nature intrinsèque, par leur propre expérience, est une sans second.
C’est cette réalité, perfection ou vérité ultimes et absolues que le Bouddha a pu réaliser de son vivant, même si les termes utilisés pour en parler peuvent entrer en contradiction avec ceux de la philosophie hindoue, mais en apparence seulement, comme nous le verrons plus loin.
Partant de cette réalisation, tout son enseignement fut transmis dans un seul but : permettre aux hommes de comprendre eux aussi cette noble vérité, pour se libérer de la souffrance inhérente à l’ignorance et à l’illusion qui empêchent d’en avoir la connaissance directe.
Intéressons-nous à la vie de ce grand Instructeur de l’humanité, et tentons de comprendre les bases fondamentales de son enseignement.
La vie du Bouddha
Bouddha est un mot sanskrit qui signifie littéralement « l’Éveillé », et chaque être humain qui atteint le Nirvāna, soit l’expérience de la réalité à partir d’une conscience parfaitement équanime, peut être appelé un « Bouddha », c’est-à-dire un être illuminé ou éveillé. D’où cet aphorisme zen : « Regarde en toi, tu es le Bouddha ! »
Le Bouddha que l’on qualifie d’« historique », à qui l’on doit l’enseignement du Dharma ayant servi de fondement à la religion bouddhiste, fut connu sous le nom de Siddhārtha Gautama (Siddhattha Gotama, en pâli).
Il naquit au VIe siècle av. J.-C. à Kapilavastu (actuellement Lumbini, au Népal), au Nord de l’Inde, où son père, le roi Suddhodana possédait un palais et y gouvernait le royaume et le clan des Shākyas [2].
La légende veut que le futur Bouddha sorti du sein droit de sa mère, Maya, sans aucune assistance, et qu’aussitôt à terre, il fit sept pas dans les quatre directions de l’espace, sous lesquels fleurirent des lotus [3].
Le jeune Siddhārtha profita pleinement des plaisirs que lui offrait sa vie de prince au palais, duquel son père lui interdisait de sortir, pour le protéger de la souffrance du monde.
Mais un jour, lassé par toute l’opulence de sa vie de prince, il désobéit à son père et sortit hors des limites du palais. À l’extérieur, il fit face à la dure réalité de la souffrance humaine ; il fut confronté à la naissance, à la maladie et à la mort. Cette expérience le marqua profondément, tant et si bien qu’il décida de trouver une solution pour aider l’humanité à se libérer de la souffrance, qu’il considéra comme universelle.
C’est ainsi qu’à l’âge de vingt-neuf ans, il renonça à son royaume et quitta sa femme, la belle et dévouée princesse Yasodhara avec laquelle il était marié depuis treize années et qui venait de mettre au monde leur fils unique, Rahula.
Pendant six années, soit jusqu’à l’âge de trente-cinq ans, Siddhārtha erra dans la vallée du Gange, où il côtoya notamment deux maîtres spirituels desquels il apprit certaines techniques de méditation, qui ne lui permirent pas de se libérer complètement de la souffrance.
Durant cette période, il vécut selon un mode de vie ascétique très rigoureux, avec cinq compagnons ascètes investis tout comme lui dans la recherche de facultés spirituelles et dans la découverte de la vérité absolue.
Découverte de la Voie du Milieu
Un jour, alors qu’il méditait seul, il eut une révélation après avoir entendu cette phrase d’un musicien à son élève : « Si la corde est trop tendue alors elle casse, si elle est trop détendue alors elle n’émet aucun son ».
Il comprit alors que la voie ascétique qui était la sienne jusque-là le plaçait dans un extrême et que, pour atteindre son objectif, il devait en sortir et s’établir dans une voie du « juste milieu », de l’équilibre, plus respectueuse de son corps, qui s’était considérablement amaigri et affaibli à cause de son ascèse. C’est ainsi qu’il rejeta [4] ces pratiques pour suivre son propre chemin.
Quelque temps plus tard, alors qu’il était assis sous un arbre au bord du fleuve Neranjara, à proximité de la ville de Gaya, il atteignit l’éveil, après avoir vaincu les illusions du démon Mara [5] ; il devint un être illuminé, un « Bouddha ».
Se souvenant de ses anciens compagnons, il alla les retrouver dans le Parc des Gazelle, à Isipatana (aujourd’hui Sarnath) près de Bénarès (aujourd’hui Varanasi), et leur délivra son premier sermon. Rapidement, ses anciens condisciples se rendirent à l’évidence que le Dharma enseigné par le Bouddha était la voie qu’ils devaient suivre eux aussi. En conséquence ils devinrent ses premiers disciples.
Depuis ce jour jusqu’à sa mort, soit durant quarante-cinq années, il parcourut les différentes contrées de l’Inde pour y transmettre sa connaissance du Dharma – celui-là même qui lui permit de se libérer de la souffrance et de réaliser la vérité absolue – à toutes les classes d’hommes et de femmes sans égard aux castes et aux différences sociales, en adaptant sa manière d’enseigner à la mentalité et aux aspirations spirituelles de ceux qui venaient à lui pour s’imprégner de sa sagesse.
Il est dit que durant toute cette période, il dispensa quatre-vingt mille enseignements différents.
À l’âge de quatre-vingts ans, le Bouddha mourut à Kushinagar, en Inde. Voici ses dernières paroles, adressées à ses proches :
« Écoutez-moi, Frères, toutes les choses composées doivent se désagréger. Travaillez avec diligence à votre délivrance. Je m’éteindrai sans retour avant peu. Mes années ont atteint leur terme, ma vie approche de sa fin. Je vous quitte ; je pars me reposant sur moi seul. Soyez diligents, mes Frères, soyez réfléchis. Soyez fermes dans vos résolutions. Veillez sur votre propre esprit, soyez votre propre refuge. Celui qui ne se lasse pas mais se tient fermement à cette vérité et à cette voie, traversera l’océan de la vie et mettra un terme à la souffrance. Ainsi, soyez attentifs et vigilants ! Le temps pour moi de demeurer dans le Nirvāna est arrivé. Ce sont mes dernières paroles ! »
L’enseignement du Bouddha
L’enseignement du Bouddha est appelé Dharma [6]. Ce terme sanskrit peut recouvrir une grande variété de sens, comme « Ordre naturel des choses », « Lois cosmiques » ou encore « Loi universelle de la nature ».
Au sens où je l’entends ici, le Dharma est un enseignement spirituel faisant office de « panneau indicateur » dont peut se servir toute personne souhaitant se libérer de la souffrance et atteindre l’Éveil spirituel, ce que le Bouddha appelait le Nirvāna.
Je précise que le Dharma prêché par le Bouddha n’a pas été inventé ou décrété par lui, mais qu’il en a transmis la connaissance avec ses mots, ses symboles, ses paraboles, comme l’ont fait les autres grands Instructeurs spirituels de l’humanité.
Cet enseignement, tel qu’il a été transmis par le Bouddha, est simple, car il va à l’essentiel et ne s’intéresse pas aux questions métaphysiques complexes ; il est pragmatique, car il apporte des conseils concrets pour se libérer de la souffrance (dukkha), causée selon le Bouddha par l’attachement de l’esprit aux « cinq agrégats » (voir le chapitre correspondant plus bas) ; enfin, il est anticonformiste, car il ne s’appuie pas (ou très peu) sur les nombreuses doctrines de la philosophie hindoue préexistantes du temps du Bouddha, comme les Upanishads, le Sāmkhya ou le Yoga.
Le Bouddha connaissait ces doctrines, qu’il avait étudiées en partie, mais il refusa de s’appuyer sur elles pour enseigner, et ce volontairement. En effet, son approche avait pour but d’inciter à remettre en question les croyances et à trouver la vérité en soi-même et par soi-même, ce qui ne manqua d’ailleurs pas de provoquer des réactions de méfiance, d’indignation et de colère chez certains dignitaires religieux, qui voyaient en la personne du Bouddha et en son enseignement une menace à leurs intérêts, voire une révolte contre l’esprit traditionnel (comme ce sera également le cas pour le Christ six siècles plus tard, en Palestine).
Comme un grand nombre de gens se détournèrent des rites et pratiques traditionnels pour suivre et appliquer le Dharma enseigné par le Bouddha, il fut la cible de tentatives de déstabilisation et de discrédit fomentées à son encontre, mais toutes échouèrent car il parvenait toujours à déjouer les pièges tendus contre lui, grâce à sa grande lucidité et sa profonde compassion.
Brāhman et ātman selon le Bouddha
L’un des éléments les plus détonnant de son enseignement est sa manière d’éluder la question de l’Esprit universel ou du Soi impersonnel (Brāhman) et aussi celle de l’esprit ou du soi personnel (ātman), questions pourtant centrales dans les systèmes traditionnels de l’hindouisme, tant de nos jours que du temps du Bouddha.
Loin de vouloir se démarquer des autres traditions en dispensant un enseignement novateur, le Bouddha souhaitait surtout jouer sur les paradoxes afin que l’aspirant à l’Éveil ne puisse s’accrocher à des dogmes ou à des représentations mentales de l’esprit qui auraient pu l’empêcher de s’éveiller.
On retrouve l’un de ces paradoxes dans certains enseignements bouddhistes, que l’on pourrait résumer ainsi : « maintenir que l’ātman existe réellement et de manière permanente, est une vue fausse, mais maintenir qu’il n’existe pas réellement et de manière permanente, est une vue fausse également ».
La théorie selon laquelle le Bouddha aurait nié purement et simplement l’Esprit (Brāhman) autant que l’esprit (ātman) n’est donc fondée sur rien d’autre que des spéculations et des mauvaises interprétations de son discours. La réalité ultime et la vérité absolue que le Bouddha appelait le Nirvāna n’est pas autre chose que l’union consciente avec la réalité, que les différents systèmes de l’hindouisme appellent Brāhman, l’Esprit universel, le Soi impersonnel. Ce vers du Dhammapada est bien la preuve que le Bouddha reconnaissait Brāhman, et donc aussi ātman puisque celui-ci lui est identique en essence :
« Je l’appelle en vérité Brāhman, dit le Bouddha, celui qui est passé au-delà de l’attachement au bien et au mal, celui qui est pur, auquel n’adhère aucune poussière, celui qui est sans passion. » Dhammapada, XXVI. (vers 412)
Pour continuer à démontrer que l’enseignement du Bouddha ne s’opposait pas aux doctrines hindouistes traditionnelles au sujet de la réalité de l’Esprit, je vous présente un passage relativement long mais ô combien instructif extrait du livre Hindouisme et Bouddhisme, écrit par Ananda K. Coomaraswamy :
« [L’Esprit], c’est le Soi intérieur pur de toute contamination, le Soi suprême dont on ne peut rien dire de vrai (nēti, nēti), et qu’aucune pensée ne peut saisir sinon celle-ci : “Il est.” C’est assurément au sujet de ce Principe ineffable que le Bouddha dit : “Il y a un non-né, non-devenu, non-créé, non-composé, il ne pourrait être montré aucun chemin d’évasion hors de la naissance, du devenir, de la création, et de la composition [7].” ; et nous ne voyons pas ce que ce “non-né” pourrait être, sinon “Cela”, cet Esprit (ātman) non animé (anātmya) sans l’être invisible (sat) duquel il ne saurait y avoir nulle part d’existence. Le Bouddha nie de façon péremptoire qu’il ait jamais enseigné la cessation ou l’annihilation d’une essence. Tout ce qu’il enseigne, c’est comment mettre un terme à la souffrance.
La métaphore du char
Dans un passage fameux des « Questions de Milinda [8] », Nāgasēna emploie l’antique symbole du char pour détruire la croyance du Roi en la réalité de sa propre individualité. Il est à peine besoin de dire que, dans tous les écrits brahmaniques et bouddhiques (comme aussi chez Platon et Philon), le char représente le véhicule physique et psychique selon lequel ou dans lequel nous avons vie et mouvement, selon notre connaissance de “qui nous sommes”. Les coursiers sont les sens, les rênes leurs organes de contrôle, le mental est le cocher, et l’Esprit ou le Soi réel (ātman) est le maître du char (rathī), c’est-à-dire son passager et son propriétaire, qui seul connaît la destination du véhicule. Si les chevaux ont licence de partir au hasard avec le mental, l’équipage s’égarera ; mais s’ils sont contenus et guidés par le mental en accord avec sa connaissance du Soi, ce dernier atteindra sa demeure.
Le texte bouddhique appuie avec force sur le fait que tout ce qui compose le char et l’attelage, autrement dit le corps et l’âme, est dépourvu de réalité essentielle ; “char” et “soi” sont des noms conventionnels donnés à des assemblages cohérents, et n’impliquent pas pour ceux-ci une existence indépendante ou distincte des éléments qui les composent ; tout comme l’usage veut que tel objet fabriqué soit appelé “char”, de même l’individualité humaine sera appelée un “soi” uniquement par convenance. De même qu’on a traduit si souvent à faux l’expression répétée “Ce n’est pas mon Soi” par “Il n’y a pas de Soi”, on a regardé l’analyse destructive de l’individualité-véhicule comme voulant signifier qu’il n’y a pas de Personnalité. C’est ici le lieu de se plaindre de ce que “le Maître du char a été oublié”.
Toutefois, le texte ne dit positivement rien pour ou contre l’imperceptible présence, dans le véhicule composite, d’une substance éternelle distincte de lui et identique dans tous les véhicules. Nāgasēna, qui refuse d’être regardé comme “quelqu’un” et qui maintient que “Nāgasēna” n’est qu’un nom donné à l’agrégat [9] changeant du phénomène psychophysique, eût certainement pu dire : “Je vis, toutefois non pas “moi”, mais la Loi en moi.” Et si nous prenons en considération d’autres textes pâlis, nous voyons qu’ils tiennent pour admise la réalité du maître de char et de ce qu’il représente, à savoir celui qui “n’est jamais devenu qui que ce soit”. C’est la Loi Éternelle (Dharma) qui est, en fait, le maître de char ; et, tandis que “les chars du roi vieillissent, et que le corps de même vieillit, la Loi Éternelle des existences ne vieillit pas”. Le Bouddha s’identifie Soi-même – ce Soi qu’il appelle son refuge – avec cette Loi, et se nomme lui-même “le meilleur des maîtres de char”, celui qui dompte les hommes comme s’ils étaient des chevaux.
Pour finir, nous trouvons une analyse détaillée du “char”, dont la conclusion est que le passager est le Soi (ātman), exposée dans des termes presque identiques, à ceux des Upanishads. Dès lors, l’énoncé d’un commentateur bouddhiste, à savoir que le Bouddha est le Soi spirituel, est assurément correct. Ce “Grand Personnage” (mahā-purusha) est le maître de char dans tous les êtres.
Nous pensons en avoir assez dit pour montrer sans doute possible que le “Bouddha” et le “Grand Personnage”, l’ “Arhat”, le “Devenu-Brahma” et le “Dieu des Dieux” des textes pâlis est l’Esprit même et l’Homme Intérieur de tous les êtres, et qu’il est “Cela” qui Se fait Soi-même multiple et en qui tous les êtres “redeviennent un” ; que le Bouddha est Brahma, Prajāpati [10], la Lumière des Lumières, le Feu ou le Soleil, le Premier Principe enfin, sous quelque nom que les anciens livres s’y réfèrent, et pour montrer que, pour aussi poussée que soit la description de la “vie” et des exploits du Bouddha, ce sont les actes de Brahma en tant qu’Agni et Indra qu’ils rapportent. Agni et Indra sont le Prêtre et le Roi in divinis, et c’est avec ces deux possibilités que le Bouddha est né, ce sont ces deux possibilités qu’il réalise, car, bien qu’en un sens son royaume ne sait pas de ce monde, il est également certain qu’en tant que Chakravartī [11] il est à la fois prêtre et roi dans le sens même où le Christ est Prêtre et Roi. Nous sommes contraints par la logique des Écritures elles-mêmes de dire qu’Agnēndra, Indra, Bouddha, Krishna, Moïse et Christ sont les noms d’une seule et même “descente” dont la naissance est éternelle ; de reconnaître que toutes les Écritures sans exception exigent de nous en termes exprès la connaissance de notre Soi, et du même coup la connaissance de ce qui n’est pas notre Soi et que l’on appelle un “soi [12] ” par méprise ; que la Voie pour devenir ce que nous sommes demande l’extirpation de notre propre conscience d’être, de toute fausse identification de notre être avec ce que nous ne sommes pas, mais que nous pensons être quand nous disons “je pense” et “je fais”. Être “pur” (shuddha), c’est avoir distingué notre Soi de tous ses accidents physiques et psychiques, corporels et mentaux. Identifier notre Soi avec tel ou tel de ceux-ci est la pire de toutes les sortes possibles d’illusion passionnelle, et la cause unique de “nos” souffrances et de “notre” mortalité, dont aucun de ceux qui demeurent encore “quelqu’un” ne peut être délivré [13]. »
Le Bouddha, un nihiliste ?
Certaines personnes ont voulu voir en la religion bouddhiste une doctrine nihiliste voire satanique sous prétexte que le Bouddha niait l’existence de Dieu comme de celle d’un « Principe » premier à l’origine de toute vie. À la lecture de ce qui précède, nous voyons bien que cette interprétation est fausse. Elle est le résultat conjugué de l’ignorance et du fanatisme propre à l’exclusivisme religieux.
L’individu qui voit le mal dans tout ce qui sort du cadre restreint de ses croyances, est en fait lui-même influencé par ce mal qu’il dénonce à l’extérieur de lui, sans s’en rendre compte, aveuglé par ses propres illusions.
Il est certes évident que le Bouddha ne parle pas du Nirvāna comme Jésus parle du « royaume de Dieu » ou comme Lao Tseu parle du Tao, mais cela ne signifie en rien que « Ce » que ces trois Sages nous invitent à réaliser par nos efforts sur nous-mêmes représente trois choses différentes. C’est dans les trois cas le même Principe transcendant vers lequel pointe l’enseignement de ces trois grands Instructeurs de l’humanité.
Ceci dit, il est indéniable que l’esprit religieux du bouddhisme s’est laissé pervertir au fil des siècles (d’où ses nombreuses réformes, dont il faut dire que la plupart d’entre elles l’ont davantage encore éloigné de son essence…), mais cette dégénération n’a rien à voir avec le message originel du Bouddha.
Partir du principe qu’une religion est mauvaise parce que des hommes avides de pouvoir l’ont détournée à leur profit, à des fins de manipulation, d’enrichissement et de domination, relève du procès d’intention. À ce moment-là, l’enseignement des Instructeurs spirituels qui sont à l’origine des grandes religions, sont tous mauvais, car toutes ces religions, sans exception, ont été perverties par l’esprit de division de l’homme ignorant.
Le Bouddha considérait les questions d’ordre métaphysique comme secondaires par rapport à la raison d’être de son enseignement : la libération de la souffrance. Sans doute n’aurait-il pas voulu que les hommes se divisent sur des questions philosophiques et des spéculations métaphysiques. Alors recentrons-nous sur le cœur de son enseignement, qui se veut avant tout pratique.
« Je n’enseigne que deux choses : la souffrance et la délivrance de la souffrance [14]. » Le Bouddha
Les Quatre Nobles Vérités
Le tout premier sermon que le Bouddha livra à ses cinq anciens compagnons ascètes marqua la mise en mouvement de ce que les bouddhistes appellent la « Roue de la Loi » (Dharmachakra). Il contient également le cœur de son enseignement, appelé « Les Quatre Nobles Vérités », dont voici un résumé :
La Première Noble Vérité : dukkha
Ce mot est généralement traduit par « souffrance » mais il peut revêtir plusieurs sens.
Si, habituellement, on l’assimile à la souffrance psychologique produite par les multiples conditions de l’existence, dukkha peut aussi englober d’autres niveaux de souffrance, et également les notions d’insatisfaction, de maladie, d’imperfection, d’impermanence, d’impureté, d’ignorance, d’illusion, etc.
En associant la vie à dukkha, beaucoup ont reproché au Bouddha d’être pessimiste et fataliste, mais cela est une vision fausse de son enseignement. Le Bouddha était surtout réaliste sur la condition humaine et les différents états qu’elle est susceptible de générer ; il ne niait pas le bonheur et la joie de vivre qu’il est possible d’éprouver dans l’incarnation, mais il les incluait aussi dans dukkha.
Il ne faudrait pas croire non plus que le Bouddha était un gnostique qui considérait la vie comme une chose mauvaise parce qu’elle ne serait que « souffrance », et qu’il faudrait s’en dissocier pour ne plus souffrir.
Pour lui, dukkha est inhérent à tous les états d’être qui procèdent de l’identification de l’esprit à des perceptions, et la vérité absolue qui est réalisée lors du Nirvāna est la seule qui soit exempte de dukkha. Elle en est le seul et unique antidote, ce qui rejoint d’ailleurs très exactement la parole du Christ : « Vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libre [15]. »
La Deuxième Noble Vérité : samudaya
Il s’agit à la fois de la « cause » de dukkha et de son « apparition ».
Selon le Bouddha, tout ce qui empêche l’être de réaliser le Nirvāna a pour origine l’attachement et le rejet par rapport aux phénomènes perçus par les portes sensorielles. En ce sens, même les états mystiques très élevés, comme l’extase par exemple (qui n’a rien à voir avec le Nirvāna, contrairement à ce que l’on entend dire parfois…) peuvent susciter du désir et de l’attachement par leur caractère très agréable, ce qui est cause de dukkha. De même, le rejet et l’aversion face à ce qui est désagréable pour les sens, est cause de dukkha également.
Attachement et rejet, de même que désir et aversion, sont généralement regroupés sous le terme de « soif » (tanhā) dans la tradition bouddhiste, et cela concerne tant les choses matérielles que les idées, les croyances, les opinions, etc. Cette « soif » est donc la cause de la souffrance selon le Bouddha.
La Troisième Noble Vérité : nirodha
Il s’agit de la « cessation » de dukkha, autrement dit le Nirvāna, qui est atteint par « l’extinction [16] de la soif ».
Toute tentative de définition de ce qu’est le Nirvāna est très délicate et pernicieuse, car elle nous expose au risque de nous construire une image étriquée de cette réalité suprême et ultime, synonyme de vérité absolue.
Citons à ce propos l’érudit bouddhiste Walpola Rahula : « la seule réponse raisonnable qu’on puisse faire est qu’il est impossible de répondre complètement et de manière satisfaisante par des mots, parce que le langage humain est trop pauvre pour pouvoir exprimer la vraie nature de la vérité absolue, de la réalité ultime qui est le Nirvāna. Le langage a été créé et utilisé par la masse des êtres humains pour exprimer des choses et des idées qu’éprouvent leurs sens et leur esprit. Une expérience surhumaine comme celle de la vérité absolue n’appartient pas à cette catégorie. […]
Les mots sont des symboles qui représentent les choses et les idées qui nous sont familières ; ces symboles ne traduisent pas, n’ont pas la faculté d’exprimer, la nature véritable des choses même les plus courantes. On doit comprendre que le langage est décevant et trompeur quand il s’agit de saisir la Vérité. […]
Nous ne pouvons pas néanmoins nous passer du langage. Mais si le Nirvāna doit être exprimé et expliqué en termes positifs, nous risquons immédiatement de nous attacher à une idée associée aux termes employés, qui pourrait être tout à fait à l’opposé. C’est pourquoi on emploie en général des expressions négatives, ce qui peut être moins dangereux. On fait donc souvent allusion au Nirvāna à l’aide de termes négatifs comme “extinction de la soif”, “non-composé”, “inconditionné”, “absence de désir”, “cessation”, “extinction” [17]. »
La Quatrième Noble Vérité : magga
Ce terme pâli signifie « sentier », « voie » ou « chemin ».
La voie qui permet d’atteindre « l’extinction de la soif », autrement dit le Nirvāna, est connue sous le nom de « Voie du Milieu », car elle est inspirée par la propre expérience du Bouddha, qui réalisa le danger que représente la voie des extrêmes, avec d’un côté la recherche du bonheur par le plaisir des sens (ce qui concerne la grande majorité de l’humanité) et, de l’autre, le rejet total de ce même plaisir en suivant des pratiques ascétiques non adaptées à la sensibilité de l’être, le poussant à traumatiser son corps et son âme à des fins illusoires de purification et de sanctification.
En vérité, cette Voie du Milieu n’est pas la moyenne des deux extrêmes, mais elle s’inscrit dans le développement simultané – et non pas successif – d’un ensemble de huit états spécifiques qui permettent de les éviter. En raison de ces huit états, la Voie du Milieu est souvent appelée le « Noble Sentier octuple » (voir ci-après).
Selon Walpola Rahula : « tout l’enseignement du Bouddha, auquel celui-ci consacra quarante-cinq années de sa vie, traite, d’une manière ou d’une autre, de ce Sentier. Il l’expliqua sous des formes variées, employant des mots différents selon les personnes auxquelles il s’adressait et selon leur état de développement ou leurs aptitudes à le comprendre et à le suivre. Mais l’essence de ces milliers de discours, dispersés tout au long des Écritures bouddhiques, se trouve dans le Noble Sentier octuple [18]. »
Le Noble Sentier octuple
D’après la « Troisième Noble Vérité » énoncée par le Bouddha, le Nirvāna survient lorsque la « soif » cesse, c’est-à-dire lorsque nous cessons de nous attacher au désir et à son opposé, l’aversion, qui sont générés par le mouvement permanent des agrégats dans le domaine de l’existence.
Se pose alors cette question cruciale : si c’est le désir qui cause la souffrance, le désir de se libérer de la souffrance ne nous place-t-il pas dans une situation paradoxale ?
Eh bien pour faire simple, disons que le « désir d’être sans désir » est l’exception qui confirme la règle. Sans l’impulsion fondamentale de s’extraire de l’ignorance et de l’illusion, il ne serait pas possible d’obtenir la Délivrance. Mais il faut toutefois relever que ce désir-là n’est pas de la même nature que la « soif » qui génère la souffrance.
Ce désir de libération, salutaire, est celui qui nous motive à faire l’effort de nous placer dans la « Voie du Milieu », alors que la « soif » tente constamment de nous en éloigner.
Cette « Voie du Milieu » est la « Quatrième Noble Vérité » : le Noble Sentier octuple, que le Bouddha a expliqué des milliers de fois durant ses quarante-cinq années d’enseignement, à toute personne souhaitant trouver la paix et le bonheur.
Il consiste en le développement (simultané et non successif) de huit conditions ou états. Quiconque parcourt ce Noble Sentier avec justesse, volonté et persévérance, deviendra une personne « noble », à l’esprit sain(t) et au cœur pur.
Les huit états du Noble Sentier ont été répartis en trois catégories, qui forment le cadre dans lequel doit s’inscrire la démarche menant à l’Illumination (Nirvāna). Ces trois catégories sont la sagesse (paññā), la concentration (samādhi) et la conduite éthique (sīla) :
La sagesse : paññā
On distingue trois étapes dans le développement de la sagesse. Premièrement, il y a la sagesse d’emprunt, acquise par l’audition des instructeurs ou la lecture des textes. Deuxièmement, la sagesse mentale, qui découle de la réflexion et de l’analyse intellectuelle. Enfin, la sagesse véritable, empirique, obtenue par l’expérience directe de la réalité, qui passe nécessairement par l’introspection méditative (Vipassanā).
Les deux facteurs constitutifs de la sagesse sont :
- La compréhension juste: basiquement, il s’agit de comprendre correctement l’enseignement du Bouddha. Dans un sens supérieur, la compréhension juste est également la compréhension de la réalité telle qu’elle est. C’est la véritable sagesse, celle qui permet de voir les choses telles qu’elles sont vraiment, d’en tirer de justes conclusions, et de se positionner concrètement en conséquence, en restant dans la voie du juste milieu.
- La pensée juste: la sagesse n’exclut évidemment pas la pensée. Au fur et à mesure que l’adepte progresse sur le Noble Sentier (progression toute intérieure…), son subconscient se purifie, et ses pensées deviennent de plus en plus pures également, donc de plus en plus justes et parfaites, adaptées aux circonstances de l’existence.
La moralité : sīla
Il s’agit de s’abstenir de faire du mal aux autres et à soi-même, ce qui implique de respecter l’âme vivante et le corps. Les religions ont toujours posé un cadre « moral » afin d’éviter que les individus ne se livrent à des actions dont les conséquences fâcheuses pourraient se retourner contre elles et venir troubler leur esprit.
Trois états du Noble Sentier sont compris dans la conduite éthique :
- La parole juste: il s’agit autant que possible de s’adresser aux autres avec bienveillance et de dire la vérité. Le mensonge doit être évité, sauf s’il est utilisé pour grandir l’autre (de manière désintéressée bien entendu) et de lui éviter une souffrance qu’il ne serait peut-être pas capable de surmonter s’il devait être mis face à la vérité. Doivent être en tous cas absolument évités : la diffamation, la calomnie, la médisance et les jugements destinés à rabaisser et dénigrer l’autre pour défendre sa propre image et ses propres intérêts. On se gardera également de se répandre en bavardages futiles et de parler bruyamment. La parole juste, c’est aussi savoir garder le silence lorsque les circonstances l’exigent (les bouddhistes parlent du « noble silence »).
- L’action juste: c’est l’ensemble des actions physiques qui ne nuisent pas au vivant. S’enivrer, se droguer, tuer, violer, battre, mutiler, etc., sont autant d’actions impures qui font du mal et qui sont nuisibles sur le plan psychologique et physique, tant à soi qu’aux autres. Le gaspillage et la pollution excessive sont aussi considérés comme des actions impures, à éviter.
- Les moyens d’existence justes: nous vivons dans un monde où il faut gagner de l’argent pour subvenir à ses besoins et à ceux dont on a la responsabilité, ce qui implique d’avoir une activité lucrative. Les moyens d’existence justes sont ceux qui sont utiles à l’épanouissement des autres et qui respectent l’environnement. Vendre des armes, servir l’industrie du jeu, vendre de l’alcool, exploiter des animaux, etc. n’est pas « juste ». Même un travail respectable peut être utilisé pour exploiter les autres et servir uniquement ses propres intérêts, auquel cas il n’est pas un moyen d’existence juste non plus.
La concentration : samādhi [19]
Celui qui n’est pas maître de lui-même a beau être en accord, par principe, avec la conduite éthique, s’il continue à être dominé par ses pulsions, incapable de se maîtriser, il ne pourra s’empêcher de faire du mal aux autres, ainsi qu’à lui-même. Aussi, celui qui ne parvient pas à concentrer son esprit est en proie à la dispersion et ne peut atteindre ses objectifs spirituels.
- L’effort juste : la pratique bouddhiste précise plusieurs démarches ou exercices à pratiquer pour éliminer et prévenir les états d’esprit négatifs, ainsi que pour développer et maintenir les états d’esprit positifs, cela dans le but de renforcer la capacité à maintenir l’esprit concentré. L’effort juste concerne toutes les techniques de méditation où l’esprit est fixé sur un objet particulier, sur lequel il maintient son attention à l’exclusion de tout autre phénomène (comme la concentration sur la respiration – ānāpāna-sati).
- L’attention juste : c’est la « pleine conscience » des vibrations qui surviennent dans la réalité intérieure, qu’il s’agisse de pensées, d’émotions ou de sensations purement physiques. On cultive l’attention juste quand on s’efforce de vivre l’instant présent, et cela passe nécessairement par la présence aux sensations (vedanā). C’est en pratiquant la méditation de la « vision intérieure » (Vipassanā) que l’attention juste se développe.
- La concentration juste : il est possible d’avoir une excellente capacité de concentration, mais si cette concentration s’accompagne de désir et d’aversion, cela ne permet pas d’avancer sur le Sentier, bien au contraire. Il convient donc de cultiver la concentration « juste », en maintenant la conscience équanime, tant pour des sensations agréables que désagréables.

Les cinq agrégats
« Écoutez-moi, Frères, toutes les choses composées doivent se désagréger. » Dans cette phrase prononcée quelques semaines avant sa mort, le Bouddha fait allusion à l’âme individuelle, cette « chose composée » qui est amenée à se « désagréger » tôt ou tard, selon la loi de l’impermanence (anicca ou anitya) à laquelle est soumis l’ensemble des phénomènes vibratoires qui appartiennent au domaine de l’existence.
Selon le Bouddha, l’individualité (ou l’âme vivante) n’existe pas par elle-même, elle n’est qu’un ensemble de composés ou d’agrégats (skandhas). De par leur caractère impermanent, tant que l’esprit (ātman) y est identifié ou attaché, il a l’impression de naître et de mourir perpétuellement.
Ce cycle infernal des renaissances est appelé samsāra. Cette transition par laquelle l’être passe d’un état d’existence à un autre, est également appelée « transmigration ».
Or, c’est précisément cet attachement aux agrégats et au phénomène de transmigration, qui est la cause de la souffrance, et dont il faut par conséquent se détacher pour réaliser le Nirvāna.
« Longtemps, j’ai erré dans le cycle des renaissances. Que de douleurs. » Dhammapada, XI. (vers 153)
Dans son ouvrage intitulé l’Art de Vivre, William Hart reproduit les propos de S. N. Goenka, au sujet de l’impermanence des agrégats et de l’impossibilité de l’existence d’un « moi » constant et immuable :
« Nos sensations changent continuellement. À chaque instant, dans chaque partie du corps, apparaît une sensation, et chaque sensation est signe d’un changement. À chaque instant se produisent des changements dans chaque partie du corps, des réactions électromagnétiques ou biochimiques. À chaque instant, et même plus vite que les processus physiques, les processus mentaux changent et se manifestent par des changements physiques.
Telle est la réalité de l’esprit et de la matière : elle est changeante et impermanente – annica. À chaque instant, les particules subatomiques composant le corps naissent et cessent. À chaque instant, les fonctions mentales et physiques apparaissent et disparaissent, l’une après l’autre. En nous-mêmes, tout – physique et mental –, comme dans le monde extérieur, change à chaque instant. […]
L’expérience directe des sensations transitoires nous prouve le caractère éphémère de notre nature. Chaque particule du corps, chaque processus se transforme continuellement. Rien ne demeure plus d’un seul instant, aucun noyau dur auquel s’accrocher, rien que l’on puisse appeler “moi” ou “mien”. Ce “moi” n’est en réalité qu’une combinaison de processus en perpétuel changement. Le méditant en vient ainsi à comprendre une autre réalité fondamentale : anattā – il n’existe pas de “moi” réel [20], aucun soi ou ego permanent. L’ego auquel nous sommes si dévoués est une illusion créée par la combinaison de processus physiques et mentaux, de processus en continuelle évolution [21]. »
Pour vous aider à mieux comprendre cette notion de composantes psychiques et physiques, ou agrégats, appuyons-nous une nouvelle fois sur la métaphore du char. L’ensemble des pièces de bois et de fer, les rênes, les chevaux ainsi que le cocher, forment le « char », mais ce dernier n’est que l’appellation donnée à cet ensemble d’éléments distincts assemblés les uns aux autres.
Ainsi en va-t-il de l’âme individuelle qui, à l’image du char, est composée d’un ensemble d’agrégats. Cette individualité, à laquelle on donne le nom de « moi », n’a en réalité aucune existence propre ; elle n’existe pas séparément des agrégats qui la composent. Seul l’esprit est réel en lui-même, et c’est donc seulement lui qui peut réaliser le Nirvāna. Dans cette métaphore, l’esprit est le « Maître du char ».
Il existe en tout cinq catégories d’agrégats [22]. Les voici énumérées :
- La cognition (vijnāna)
- Les perceptions (samjnā)
- Les sensations (vedanā)
- Les réactions conditionnées (samskāra)
- La forme ou la matière (rūpa)
Même si les agrégats sont réels sur le plan d’existence qui est le leur, à savoir le domaine de l’existence manifestée, ils n’en sont pas moins illusoires par rapport à la réalité ultime (Nirvāna).
Le Bouddha ne niait pas la réalité du monde sensible, mais il voulait nous faire comprendre qu’elle est génératrice de souffrance, et que seule la réalisation de la réalité suprême, absolue ou ultime, peut nous en délivrer.
Quelques citations à méditer
« Ne vous contentez pas de croire ce qui vous est dit, ou ce qui a été transmis par les générations précédentes, ou ce qui est l’opinion courante, ou ce que disent les Écritures. N’acceptez pas une chose comme vraie par simple déduction ou inférence, ou en considérant les apparences extérieures, ou par partialité pour un certain point de vue, ou à cause de sa plausibilité, ou parce que votre maître vous dit qu’il en est ainsi. Mais, quand vous savez directement par vous-mêmes : “Ces principes sont mauvais, blâmables, condamnés par les sages ; quand ils sont adoptés et mis en pratique, ils mènent aux maux et à la souffrance” vous devriez alors les abandonner. Et quand vous savez directement par vous-mêmes : “Ces principes sont bons, irréprochables, loués par les sages ; quand ils sont adoptés et mis en pratique, ils mènent au bien-être et au bonheur”, vous devriez alors les accepter et les pratiquer. » Kesamutti Sutta
« Il y a une sphère d’expérience au-delà de tout le domaine de la matière, de tout le domaine de l’esprit, qui n’est ni ce monde, ni un autre monde, ni les deux, ni le soleil ou la lune. C’est ce que j’appelle ni apparaissant, ni disparaissant, ni demeurant, ni mourant, ni renaissant. Elle est sans support, sans développement, sans fondation. Ceci est la fin de la souffrance. » Udāna VIII, 3 (vers 80)
« Il existe trois types de sensations [vedanā] : agréables, désagréables et neutres. Toutes trois sont impermanentes, composées, dépendantes de conditions, sujettes à la détérioration, au déclin, à l’affaiblissement, à la cessation. Voyant cette réalité, l’adepte bien instruit du Noble Sentier devient équanime envers les sensations agréables, désagréables et neutres. En développant l’équanimité, il devient détaché ; en développant le détachement, il se libère. » Dīghanaka Sutta
« Quand ses conditionnements latents [sankharas] de désir pour les sensations agréables, d’aversion pour les sensations désagréables et d’ignorance envers les sensations neutres sont éradiqués, le méditant est dit totalement libéré des conditionnements latents, qui a vu la vérité, qui a coupé tout désir et toute aversion, qui a brisé toutes les servitudes, qui a pleinement compris la nature illusoire de l’ego, qui a mis fin à la souffrance. » Pahāna Sutta
« La vue de la réalité telle qu’elle est devient sa vue juste. La pensée de la réalité telle qu’elle est devient sa pensée juste. L’effort envers la réalité telle qu’elle est devient son effort juste. La conscience attentive de la réalité telle qu’elle est devient sa conscience attentive juste. La concentration sur la réalité telle qu’elle est devient sa concentration juste. Ses actes physiques et verbaux et ses moyens d’existence deviennent véritablement purifiés. Ainsi le Noble Sentier octuple progresse en lui vers le développement et l’accomplissement. » Mahā Salāyatanika Sutta
Pratique
Avec a priori, on considère souvent le bouddhisme comme la religion de la compassion. Ce serait vite oublier que l’amour bienveillant (ou amour inconditionnel, universel) fait partie, avec la compassion, la joie et l’équanimité, des quatre qualités morales [1] que tout adepte du bouddhisme se doit de développer par la pratique de la méditation, en l’occurrence la méditation Vipassanā. Le développement de l’amour bienveillant (mettā [2] bhāvanā) est traditionnellement pratiqué en fin de méditation Vipassanā. L’esprit pur et paisible, le méditant est disposé à partager les fruits de sa pratique méditative avec les autres êtres. Son esprit de bienveillance (ou de bénédiction, ce qui revient au même) se manifeste par le souhait formulé mentalement ou à haute voix, que tous les êtres puissent vivre libres et heureux.
Cette ouverture du cœur s’accompagne également d’un esprit de compassion, qui place le méditant dans la même intention, mais définie plus spécifiquement par le souhait que tous les êtres soient libérés des causes de la souffrance. L’amour bienveillant doit être sincère pour toucher les êtres et éveiller en eux leur propre potentiel d’amour, de paix, de compassion, d’inspiration, de confiance, de santé et de joie.

La suite du cours est réservée aux abonnés
Chapitres supplémentaires :
- Mettā : l’amour bienveillant
- Exercice : amour pour tous les êtres
Déjà abonné·e ? Connectez-vous
[1] Également appelé « Âge de Fer ». Il s’agit de l’un des quatre Temps cosmiques. Il est dominé par l’esprit de division, donc les conflits, l’illusion, l’ignorance, la superstition, la perversion et l’inversion des valeurs. De nombreuses sources affirment que notre époque est celle de la transition entre cet « Âge de Fer » et le Temps cosmique qui doit lui succéder : « l’Âge d’Or », qui marque le retour de la spiritualité dans les esprits et les cœurs, pour une ère de paix, d’unité, d’abondance et d’harmonie.
[2] D’où le titre de Bouddha Shakyamuni, « le sage du clan Shākya ».
[3] Il n’est pas rare que la vie des maîtres soit agrémentée de faits dont la dimension est avant tout symbolique. On pourra relever ici l’analogie avec les sept chakras, symbolisés par des fleurs de lotus dans la tradition hindoue et bouddhiste. Le prénom de sa mère, Maya, est également symbolique, Maya étant le nom donné au Principe cosmique féminin, la Matière en tant que substance primordiale engendrant les êtres et voilant leur essence primordiale, l’Esprit. Le fait que sa mère soit morte sept jours après sa naissance, n’est pas anodin non plus.
[4] Nous pourrions établir un parallèle avec Jésus-Christ et Nānak (le maître à l’origine du sikhisme), qui sont connus eux aussi pour avoir critiqué et rejeté une partie des dogmes religieux, des codes et des rites en vigueur à leur époque.
[5] Le démon Mara ne doit pas être vu comme une « entité extérieure » ou un « esprit », mais comme le gardien du seuil « ultime », personnification redoutable des mécanismes de défense et des tentations les plus fortes à l’œuvre dans la psyché de Siddhārta, fondés sur la peur, et auxquels il eut à renoncer pour réaliser le Nirvāna. Chaque être humain possède ses propres « démons intérieurs », qui sont autant de gardiens du seuil devant être vaincus pour réaliser l’union avec Dieu, non pas dans une dynamique d’opposition, mais d’accueil et d’intégration.
[6] Pour plus de détails au sujet de cette notion fondamentale, voir le cours 23, chapitre « Le Dharma ».
[7] Udāna VIII, 1 (vers 80).
[8] Les « questions de Milinda », est un petit traité du Canon pâli qui relate l’entretien entre le roi indo-grec Ménandre Ier (Milinda) et le moine bouddhiste Nāgasēna, originaire du Cachemire, reconnu comme un Arhat (être ayant atteint le Nirvāna). Le texte aurait été écrit au début de notre ère. Il est important pour le courant Theravāda. Source : https://cutt.ly/WwlEOsLn
[9] En vérité, comme nous le verrons plus bas, selon le Bouddha, il n’y a pas un, mais cinq agrégats.
[10] Traduction : « Père ou Seigneur des créatures ».
[11] Traduction : « celui qui fait tourner la Roue cosmique ». Dans l’hindouisme et le bouddhisme, le Chakravartin désigne le Grand Monarque, le Roi du Monde. Il est l’équivalent du Messie, de l’Avatar Kalki, du Bouddha Maitreya, du Roi Melkisedeq. Un Esprit unique, nommé de différentes manières par les traditions, et dont la Présence incarnée est nécessaire pour opérer un changement d’Ère (ou Temps cosmique). Pour reprendre l’expression d’Aristote, c’est lui le « moteur immobile » qui fait tourner la « Roue cosmique » en parfaite conformité avec la Loi du Dharma.
[12] En parlant du « soi », avec un « s » minuscule, l’auteur veut parler de l’ego en tant que « je » séparé, sans réalité propre car constitué par l’identification de l’être véritable (ātman) aux cinq agrégats soumis tôt ou tard à la décomposition, causant souffrance (dukkha) et renaissances indéfinies (samsāra). C’est à cette décomposition de l’individualité que le Bouddha fit référence dans ses dernières paroles, prononcées avant sa mort, que j’ai rapportées plus haut : « toutes les choses composées doivent se désagréger. »
[13] Hindouisme et Bouddhisme, Éditions Gallimard, 2010, pp. 119-123.
[14] Alexandra David-Néel, Le Bouddhisme du Bouddha, Éditions du Rocher, 1989.
[15] Jean 8:32.
[16] La traduction littérale du terme sanskrit Nirvāna est précisément « extinction ». Dans l’hindouisme, le terme correspondant est Moksha, que l’on peut traduire par « libération ».
[17] L’enseignement du Bouddha, Éditions du Seuil, 1978, pp. 57-58.
[18] Ibid, pp. 68-69.
[19] Le sens est ici différent de l’état de Samādhi dont j’ai parlé dans d’autres cours, qui faisait référence à l’état d’absorption totale de la conscience individuelle en la Conscience divine, absorption qui s’accompagne d’un retrait des sens qui rend impossible toute interaction entre l’être et le monde sensible, manifesté.
[20] Je précise bien que le « moi » dont il est question dans ce passage est l’âme vivante, individuelle. Ce « moi » n’a pas d’existence propre, car il n’est que la combinaison d’agrégats sans cesse changeant. Ce changement est si rapide qu’il crée l’illusion de la permanence, d’où l’impression que le « moi » est réel. En vérité, seul le « Soi », ou Pur Esprit, est réel, immuable, éternel, car son essence étant informelle, elle n’est pas soumise à la loi de l’impermanence (anicca).
[21] Éditions du Seuil, 1997, pp. 138-139.
[22] Les cinq agrégats (skandhas) du bouddhisme ne doivent pas être confondus avec les cinq enveloppes (koshas) de l’hindouisme, même si l’esprit est susceptible de s’attacher aux uns comme aux autres.
- Dernière mise à jour : 19 janvier 2025
- 15:31
Commentaires récents