Le Cours du Vivant

Cours n°28 - La structure mentale

La structure mentale

Théorie

Jusqu’ici, j’ai souvent fait référence à la structure mentale, en tant que cet ensemble de « mécanismes de défense », au sens freudien de l’expression, dont se sert l’être pour résoudre un conflit intérieur et échapper ainsi à ce qui est, pour lui, source de déplaisir et de souffrance sur le plan de l’ego lorsqu’il s’y identifie.

La structure mentale a pour fonction de protéger, non pas l’être dans son essence puisque celle-ci est hors d’atteinte, mais l’ego tant et aussi longtemps que ce dernier vit dans l’illusoire impression d’exister séparément de ce que l’être perçoit à travers lui, (ou à travers la conscience individuelle, ce qui revient au même, conscience individuelle et ego étant une seule et même chose) puisque c’est par son intermédiaire que l’être fait l’expérience du monde sensible. 

Mais de quoi faudrait-il donc protéger l’être si son essence véritable (l’Esprit) ne risque absolument rien ? Eh bien, de tout ce qui est susceptible de porter atteinte à l’intégrité du « je séparé » auquel il s’identifie tant et aussi longtemps qu’il vit dans l’ignorance, l’illusion et l’oubli de sa véritable essence, spirituelle. En effet, la structure mentale ne sert à rien d’autre que cela : défendre l’intégrité de l’ego séparé, et à le libérer comme à le prémunir de ce qui est désagréable, dévalorisant, déplaisant, comme des sentiments tels que la peur, la honte, la culpabilité, la colère, le désespoir, etc., et de toutes les sensations corporelles en lien avec ces sentiments (sensations qu’on appelle des « émotions »).

Le hic, c’est que c’est cette même structure mentale qui génère l’illusion d’être un ego séparé, illusion qu’elle va ensuite avoir pour effet d’entretenir grâce à l’instinct de survie qui lui est intrinsèquement lié, c’est-à-dire grâce aux impulsions d’attachement et de rejet (ou de désir et d’aversion) sur le plan mental.

En d’autres termes, c’est la structure mentale qui pousse l’être à s’identifier à l’ego et à faire l’expérience de l’illusion de la séparation, alors que ce même ego, libéré des modes de fonctionnement inhérents à la structure mentale, fait naturellement l’expérience de l’unité et la béatitude qui lui est associée.

Comme cela a déjà été relevé en d’autres cours, ce n’est donc pas tant l’ego qui est problématique, mais l’identification de l’être aux impulsions contraires qui forment la substance de la structure mentale, raison pour laquelle c’est le détachement qui doivent être recherchés dans toute pratique spirituelle digne de ce nom, si l’on veut que l’illusion de la séparation vécue par l’ego puisse être transmutée en l’union consciente avec la Réalité.

Les trois types de structures mentales

En psychopathologie, on considère que la structure mentale (appelée « structure psychique » dans ce domaine) se subdivise en trois grandes catégories : névrotique, psychotique et perverse [1].

Je rappelle bien que le mental, tout comme l’ego, ne sont pas problématiques en soi. Ce sont des fonctions, nécessaires. C’est bien l’identification de l’être aux pensées et aux comportements qui en découlent, lorsque cela ne participe pas à l’harmonie intérieure et à l’épanouissement de l’âme, qui pose problème.

Par structure mentale, il faut donc entendre l’ensemble des pensées, considérations, croyances qui s’opposent au vivant tel qu’il est, le jugent, le rejettent, le dénient, et qui s’accompagnent de stratégies d’évitement ou de mécanismes de défense dont le but est d’échapper à la peur vécue à l’idée que le vivant soit « révélé » et qu’en conséquence, l’individu revive les blessures du passé (rejet, humiliation, trahison, abandon, injustice, etc.) et le « vide » ou le mal-être qu’il peut ressentir en conséquence.

Les trois types de structures sont mises en place dans le but d’échapper à cette peur que l’on préférera appeler « angoisse » de par son caractère chronique.

Ce qui différencie ces trois structures est la stratégie utilisée pour y parvenir. En voici un bref aperçu :

La structure névrotique :

C’est la structure la plus répandue au sein du collectif humain. Carl Gustav Jung n’a-t-il pas dit : « Et puis, qui donc de nos jours a la parfaite certitude de ne pas être névrosé ? ». En effet, qui donc, aujourd’hui, peut prétendre, sans se mentir à lui-même, être véritablement bien dans sa peau, c’est-à-dire libre de toute névrose ? Très peu le peuvent, de toute évidence…

Cela dit, la personne névrosée peut vivre sa vie convenablement, car elle est capable de s’adapter. Étant consciente de son état, elle cherche en général à évoluer pour aller mieux, pour être moins « torturée ». Nous retrouvons ici toutes les personnes qui s’intéressent au développement personnel, qui cherchent à vivre une forme de spiritualité et qui suivent des thérapies de leur propre chef.

Les sortes de névroses les plus répandues sont : les névroses obsessionnelles, les névroses d’angoisse (trouble anxieux généralisé), les névroses phobiques et l’anxiété chronique.

Les névroses sont des mécanismes de défense dont se sert l’individu pour échapper à son angoisse et toute forme de mal-être psychologique. Même l’addiction au tabac peut être considérée comme un comportement névrotique, au même titre que d’autres formes de dépendance. Des comportements en apparence anodins, comme le fait de se ronger les ongles, de plaisanter ou de se justifier, peuvent être névrotiques également.

Les névroses recouvrent donc un spectre très large de comportements maladifs plus ou moins handicapants et énergivores pour la personne qui en souffre.

La structure psychotique :

À la différence de la personne névrosée, la personne psychotique n’est pas consciente de son trouble. Son rapport avec la réalité est distordu ; elle délire, sans se rendre compte du caractère illusoire des hallucinations qui lui font perdre contact avec la réalité, alors que la personne névrosée victime d’hallucinations ne les confond pas avec la réalité.

La structure psychotique, lorsqu’elle est dominante chez l’individu, nécessite un internement en psychiatrie, car une telle altération de la réalité peut être dangereuse pour le sujet et pour les autres individus qui le côtoient.

La schizophrénie est l’exemple de psychose le plus connu. Les cas des médiums, voyants et autres êtres dont le « troisième œil » est ouvert et qui perçoivent la réalité dans ses niveaux plus subtils, imperceptibles par les seuls sens physiques, ne rentrent évidemment pas dans cette catégorie, car ce qu’ils perçoivent ne relève pas de l’hallucination, mais de phénomènes bien réels que leur mental met en forme d’une manière symboliquement compréhensible pour eux, quoi que puissent en penser les psychiatres les plus sceptiques (dans le mauvais sens du terme). Ces personnes sont d’ailleurs pleinement conscientes que ce qu’elles perçoivent n’appartient pas au plan physique.

La structure perverse :

Les exemples les plus connus que l’on retrouve dans cette catégorie sont les psychopathes, les sociopathes et les personnes dites « perverses narcissiques » ou « antisociales ».

La mise en place de cette structure aurait pour origine un Œdipe non résolu qui a empêché la structuration saine de l’enfant, qui développera en conséquence une tendance à la perversion en utilisant les autres pour se définir, malheureusement à leurs dépens.

C’est chez les individus où la structure perverse est dominante que l’on retrouve les mécanismes de défense les plus destructeurs, violents, agressifs. Ces individus peuvent devenir extrêmement malveillants pour éviter d’être mis face à leur vulnérabilité, leurs torts, leurs manquements, leurs erreurs, car cela ravive l’angoisse associée au vide existentiel qu’ils ressentent en eux-mêmes et auquel ils ne peuvent supporter de faire face.

Ces individus devraient être internés tant ils sont « toxiques » pour leurs congénères, mais leur talent de manipulateur les en préserve. Certains d’entre eux peuvent même occuper des positions sociales très élevées (politiciens, chefs d’entreprises, hauts dignitaires religieux, faux gourous, etc.).

Cette pathologie mentale est un réel problème de société, car les gens qui en souffrent parviennent très souvent à « truster » les postes à responsabilité au sein desquels ils peuvent exercer leur pouvoir, leur influence, et ainsi maintenir les autres sous leur contrôle et leur domination. Cette maladie est également problématique, car celles et ceux qui en sont atteints contribuent à contaminer la mentalité des êtres qu’ils manipulent, en plus de les faire souffrir directement.

La structure mentale d’un individu est rarement exclusivement polarisée dans l’une ou l’autre des trois catégories décrites ci-dessus. Par exemple, si la plupart des individus ont une structure à dominante névrotique, il peut arriver à tout un chacun de réagir, en certaines circonstances, à partir de mécanisme de défense pervers, dans des proportions variables d’un individu à l’autre, en culpabilisant, en agressant, en manipulant, en dénigrant, etc.

Lorsque de telles facettes perverses prennent le dessus, elles aveuglent l’individu et l’empêchent de voir la réalité telle qu’elle est vraiment, ce qui le rend psychotique. On considère d’ailleurs que la personne à dominante perverse est un « psychotique sans symptômes ». Si cette dernière est dépourvue de remords ou de regrets, le névrosé, lorsqu’il lui arrive de réagir sous l’emprise d’une facette perverse, se sentira généralement coupable d’avoir eu un comportement malveillant à l’égard de ses semblables.

Dans le cours 31, nous nous penchons plus en détail sur le cas de la personne « toxique » et sur le harcèlement moral qu’elle exerce sur ses victimes, le but étant de reconnaître ce profil particulièrement destructeur et de s’en protéger.

Dissoudre ce qui a été coagulé

Dans l’optique de la quête spirituelle, alchimique, la structure mentale est donc le principal obstacle à l’épanouissement de la conscience de l’âme et à l’éveil qui l’accompagne, car c’est cette structure mentale qui génère cette illusoire impression d’être séparé, avec la souffrance qui en est la conséquence.

Elle représente un « voile » opaque, fait de matière (psychique) « coagulée », qui empêche la lumière spirituelle de se diffuser librement à l’ensemble de l’âme et du corps, et de s’y réfléchir sous la forme de l’écoulement fluide des énergies vitales, fluidité qui éveille les centres d’énergie de l’âme et provoque l’épanouissement de la conscience ou de l’ego, dans l’émerveillement et l’amour.

Or, conformément au principe de base de la science alchimique, ce qui a été coagulé doit être dissout. La première étape de la quête va donc consister à dissoudre la structure mentale, ceci en évitant d’y « fixer » l’esprit par l’identification aux schémas de fonctionnement mentaux qui la constitue. Car le principe est des plus simples : si la coagulation cesse, naturellement la dissolution (de ce qui est coagulé) survient.

Autrement dit, il s’agit, pour l’être, de se désidentifier de toute forme d’activité liée à la structure mentale, pour se placer dans l’observation pure, détachée, accordée à cette même activité ainsi qu’à l’état de conscience particulier qu’elle imprime dans la psyché.

J’ai personnellement pu correspondre avec une personne qui s’est livrée à cette simple pratique de l’auto-observation détachée de la structure mentale et des états de conscience qu’elle génère en fonction de la nature des impulsions émises à son niveau. Inspirée par l’enseignement [2] de Rāmana Maharshi, cette personne a pu vivre pendant plusieurs mois cette prise de recul par rapport à l’ego et l’activité mentale qui en détermine l’état de conscience. Selon son témoignage, cette simple pratique lui a permis de se sentir mieux dans sa peau et de se libérer de bien des choses futiles. Souffrant de certains troubles psychiques tels qu’un trouble anxieux généralisé (TAG), des tocs et des ruminations obsessionnelles, elle a même pu constater une nette diminution de certains de ses symptômes. Pour arriver à un tel résultat, elle s’entraînait à prendre le positionnement de l’observateur détaché en permanence : pendant son travail, en relation avec ses collègues, sa famille ou des amis, elle observait ses pensées et toute forme d’activité mentale, y compris la sensation de l’ego elle-même, jusqu’à ce que ce positionnement soit devenu un automatisme. 

De telles améliorations de l’état de santé mentale ne sont pas étonnants si l’on considère que l’identification à la structure mentale est à l’origine de tels troubles. En effet, il va de soi que si elle en est la cause, le fait de s’en désidentifier doit forcément aboutir à leur libération.

La cause des maladies psychosomatiques

Compte tenu de la souffrance qu’elle engendre, l’identification de l’être à la structure mentale peut être considérée comme une maladie mentale en tant que telle, à l’origine de troubles psychiques mais aussi de maladies physiques. 

Fondée sur l’ignorance et l’illusion, cette identification est à l’origine de la division de la psyché (donc de la notion de dualité) et donc aussi de tous les conflits intérieurs à l’origine des maladies dites psychosomatiques. En effet, les élans de vie ou les états d’âme que l’être considère comme un danger susceptible de dégrader l’image qu’il se fait de lui-même, vont être refusés, occultés, réprimés, refoulés.

Pourtant, ces élans ou états sont l’expression de la vérité du vivant, qui n’est ni bonne ni mauvaise du point de vue de l’Esprit, et l’être engagé dans une quête spirituelle doit apprendre à les accueillir [3] avec équanimité, pour qu’ils puissent s’écouler et que leur énergie puisse participer à l’unité, l’harmonie, l’ordre et l’équilibre au sein de la psyché et à l’extérieur, dans le monde (les dimensions intérieures et extérieures n’étant, dans l’absolu, pas séparées, raison pour laquelle il n’est pas possible d’instaurer l’harmonie hors de soi si elle fait défaut à l’intérieur).

Mais, parce qu’il a en mémoire que la libre expression de certains de ces élans de vie l’a exposé au rejet, à l’humiliation et à la privation d’amour (ce qui est excessivement désagréable pour l’ego), il va tout faire pour les maintenir cachés lorsqu’ils se manifestent, usant pour cela de toute sa panoplie de stratégies d’évitement.

Ainsi, dès qu’un élan de vie « dangereux » susceptible de faire souffrir l’ego se fait sentir, la structure mentale déclenche le mécanisme de défense basé sur la peur. C’est un réflexe inhérent à l’instinct de survie psychologique qui, bien qu’illusoire puisque l’ego qu’il faut protéger et défendre n’a pas d’existence séparée, déclenche sur le plan physique le mécanisme du stress (lutte, fuite ou inhibition), qui est quant à lui bien réel et détermine des pensées, des paroles et des actes qui auront des conséquences karmiques dans la vie de l’être, bien réelles elles aussi.

La répression et le refoulement des élans de vie de l’âme a pour effet de bloquer l’énergie vitale et de perturber la physiologie du corps. Cette coagulation de l’énergie est alors comme un reflet, dans le corps, de l’emprise de la structure mentale sur la conscience individuelle.

C’est ainsi que la maladie mentale dont souffre l’être se cristallise dans le corps, sous la forme de maladies psychosomatiques, qui peuvent prendre d’innombrables formes, sans parler des crispations et tensions musculaires qui sont elles aussi le reflet de l’emprise de la structure mentale dans le corps et qui sont à elles seules responsables de nombreux symptômes et déséquilibres physiologiques (dû notamment au fait qu’elles entravent la respiration, dont la circulation devrait être fluide également).

Pour guérir les maladies psychosomatiques, la solution la plus directe et la plus efficace est de traiter la cause, qui est donc l’identification de l’être à la structure mentale, quelle que soit la forme prise par cette identification. En effet, il convient de résoudre le conflit produit par la structure mentale, qui s’interpose entre la lumière spirituelle et la réalité de l’âme vivante qui s’exprime dans le corps et dans la psyché.

Si l’être se désidentifie du schéma de fonctionnement inhérent à la structure mentale, en l’observant avec détachement, dans l’accueil inconditionnel de sa nature, la division cesse et l’unité est rétablie au sein de la psyché, mettant un terme à la répression. En conséquence, les facteurs de stress induits par la réactivité de la structure mentale cessent et la physiologie peut retrouver son équilibre, son harmonie. En libérant la cause, les symptômes disparaissent et la guérison des troubles psychosomatiques survient. La logique est implacable !

C’est ce qu’a expliqué S. N. Goenka : « Nombre de maladies psychosomatiques disparaissent naturellement quand les tensions mentales se dissipent. Si l’esprit [4] est agité, immanquablement, des maladies physiques se développeront. Quand l’esprit deviendra calme et pur, elles passeront automatiquement. Mais si vous prenez pour but la guérison d’une maladie physique au lieu de la purification de votre esprit, vous n’obtiendrez ni l’un ni l’autre [5]. »

Sachant que « les maladies psychosomatiques représenteraient plus de la moitié des cas traités par les médecins et qu’on estime que 90 % de toutes les maladies sont aggravées par des émotions négatives [6] », on peut aisément comprendre pourquoi il est si important de se libérer de l’influence toxique de la structure mentale. La santé et l’équilibre global de l’être, sur tous les plans qui le composent, en dépendent.

L’étape cruciale du détachement

Vous l’aurez compris, la structure mentale ne peut produire la division et tous ses effets destructeurs sur le plan physiologique et psychologique, qu’à la seule et unique condition que l’être s’identifie à ses modalités de fonctionnement.

Partant de là, il est tout à fait clair que le remède à la souffrance produite par la structure mentale se situe dans la capacité à prendre conscience de son influence et à s’en désidentifier.

Cette désidentification est un acte salvateur grâce auquel l’attention se « dégage » de la structure mentale. On parle de détachement, car cette opération permet à l’être de se libérer de l’identification à ses vêtements ou enveloppes extérieures. En se « dépouillant » des illusions de l’ego, l’attention de l’être redevient pure, non « voilée » par la structure mentale. En lui retirant son attention, donc aussi l’énergie (car l’attention est de l’énergie spirituelle pure) dont elle a besoin pour fonctionner et se maintenir dans son état d’existence cristallisée, coagulée, la structure mentale se dissout.

Pour reprendre une expression désormais très à la mode, il s’agit de redevenir présent à l’instant présent, ici et maintenant (hic et nunc, comme le disaient certains philosophes de l’Antiquité) en prenant appui sur ses innombrables manifestations, dont font partie les pensées comme les sensations qui témoignent de l’influence de la structure mentale, dans la psyché comme dans le corps (l’une et l’autre n’étant nullement séparés).

Mais pour que le détachement soit effectif et intégral, l’esprit ne doit pas seulement se contenter d’observer les manifestations de la structure mentale, il doit également prendre conscience de cette impression de « je » qui lui est étroitement liée : l’ego.

Le détachement est donc la capacité de voir à partir d’un « au-delà des pensées », c’est-à-dire de voir les pensées sans être identifié au « je pensant ». C’est la première étape, cruciale, de la quête spirituelle, alchimique, celle qui va permettre cette transmutation indispensable de la structure mentale et donc aussi l’illusion de l’ego puisque celui-ci en dépend pour subsister en tant que « je séparé ».

Comme l’a dit Maurice Zundel, très certainement inspiré par Rimbaud, grâce à cette étape incontournable, l’être va comprendre que « je est un autre [7] », mais évidemment pas un autre « moi » qu’il pourrait observer tout comme il observe l’ego, mais le « soi personnel », l’ātman, l’esprit, qui est le témoin ultime qui observe sans pouvoir lui-même s’observer. Il est cet « œil du Cœur » qui ne peut prendre conscience de lui-même autrement que par son reflet impermanent dans le miroir de l’existence, sous la forme de l’impression « je suis » qui, bien que « palpable », n’en demeure pas moins un phénomène dont la nature sera toujours changeante par rapport à l’observation elle-même qui seule est immuable et donc réelle (observateur et observation étant ici confondus, au même titre que le soleil est confondu avec sa lumière, pur Esprit et attention se confondant en effet…).

Le piège de l’ego spirituel

Sans la prise de conscience du caractère illusoire et impermanent de l’ego comme de la personnalité au sens large, il ne peut y avoir de progression effective dans la quête spirituelle. Dans le cas contraire, cette quête a toutes les chances d’être récupérée par la structure mentale pour renforcer l’illusion de l’ego séparé, opacifiant davantage encore le « voile » qui empêche la lumière spirituelle de se réfléchir au travers d’une âme épurée et transparente.

Dans ces conditions, l’être risque de créer une fausse identité encore plus subtile et pernicieuse : un ego « spirituel ». L’être aura certainement acquis des connaissances et des compréhensions utiles en ce qui concerne le domaine de la spiritualité, mais il se gardera bien de les appliquer à lui-même sachant qu’elles aboutiraient inévitablement à la dissolution donc à la mort de cette fausse identité dont il se sert pour briller et « compenser » sur le plan des apparences.

C’est ainsi qu’il développera des modes de fonctionnement qui lui permettront de « faire illusion » aux yeux des autres, cherchant à paraître éveillé ou supérieurement évolué, alors qu’il ne l’est pas en vérité (bien au contraire, sachant que bien des êtres n’ayant pas ses connaissances seront souvent moins embourbés que lui dans le bourbier de l’ego…).

C’est un piège redoutable dont il faut être conscient et qu’il faut éviter à tout prix, car l’être qui s’est fourvoyé en s’engageant dans cette voie dangereuse aura beaucoup de difficultés à s’en extraire une fois qu’il aura pris conscience de ses illusions. En effet, de très fortes résistances (celles de la structure mentale) s’activeront en réalisant les conséquences douloureuses auxquelles il va s’exposer sur le plan égotique lorsqu’il fera amende honorable auprès de ceux qui avaient placés leur confiance en lui et qui comprendront qu’ils ont été abusés, trompés et trahis par lui.

La métanoïa au cœur de la Tradition

Le détachement dont il a été question plus haut mène naturellement à la conversion de l’attention, ou métanoïa, le retournement intérieur qui est au cœur de l’enseignement de la plupart des grands maîtres, sages et philosophes.

S’appuyant sur Platon et son texte La République, André Allard l’Olivier écrit : « Seule une metanoia lente et méthodique rend l’âme tout entière capable de soutenir le dévoilement de la Réalité divine quand l’âme prend conscience de cette Réalité par la face interne de son esprit. […]

En latin, conversio signifie “mouvement circulaire”, “révolution”, “renversement” ; mais la conversion est aussi bien “métamorphose”, “mutation”, “transformation”, “transmutation”, “retournement”. Toute metanoia soudaine implique un “renversement des perspectives”, c’est-à-dire une révolution de l’esprit qui, se retournant sur lui-même, cesse de voir ce que, jusque-là, il n’avait cessé de voir et voit soudain ce qu’il n’avait jamais vu. Les hommes de notre temps qui n’ont en bouche que les mots de révolution ou de révolte seraient avisés de méditer sur la “révolution” métanoétique, ce “retournement” qui permet à l’esprit d’expérimenter la Réalité absolue [8]. »

De son côté, Michel Fromaget fait admirablement remarquer : « La première injonction par laquelle Jésus-Christ, s’adressant aux hommes, inaugure son ministère terrestre est : “Convertissez-vous !” (Mc 1,15) Quelle est cette conversion, ce retournement, cette metanoïa que demande Jésus ? Elle consiste justement à se détourner de son ego, de sa personne, elle consiste à ne plus se confondre avec le reflet, avec l’image et à se “retourner” afin de découvrir son identité véritable. Et le Christ, comme Narcisse, avertit l’homme de ce qui arrive s’il choisit de confondre l’image et le réel : l’homme meurt [9]. Si par contre l’homme accepte de se “retourner”, s’il accepte de “croire”, alors il a la vie, et ne connaîtra pas la mort : “En vérité, en vérité, je vous dis que celui qui écoute ma parole (…) est passé de la mort à la vie” (Jn 5,24). “Si quelqu’un garde ma parole, il ne goûtera jamais la mort” (Jn 8,52), dit encore Jésus-Christ, dont “la parole” a précisément pour objet d’enseigner le chemin de la metanoïa [10]. […]

“Conversion” est un mot désignant exactement ce qu’il signifie : l’acte de l’âme qui se tourne vers l’esprit pour en recevoir la lumière (de convertere “se tourner vers”). Le mot correspondant en grec est metanoïa, désignant un changement de connaissance, une transformation de la connaissance, ce qu’opère effectivement l’ouverture de l’esprit, l’ouverture à l’esprit [11]. »

Annick de Souzenelle, pour sa part, a écrit deux ouvrages dont les titres sont particulièrement évocateurs : Va vers toi – la vocation divine de l’Homme et Le Grand retournement. En guise de conclusion à ce dernier ouvrage, elle a invité le lecteur à prendre conscience de la gravité de la situation actuelle de l’Humanité et de la nécessité absolue, pour l’homme moderne, de réaliser sa conversion intérieure :

« La catastrophe écologique est là, nul ne peut nier le réchauffement climatique, les pollutions, la destruction des forêts – poumons de la terre – la misère de tant d’êtres… L’effondrement est total. Cette situation atteint un point critique tel que nul génie, si artificiel soit-il, ne peut lui faire passer ce cap et que ce ne sont plus les qualités humaines de courage et de dignité dans l’ordre de la psyché qui feront face, mais, à l’image du virus[12], des dons divins. Ceux-ci s’acquièrent par un radical changement de niveau de conscience, une décapitation symbolique. La mise sur nos épaules d’une tête nouvelle, ouverte à un niveau du réel totalement autre, dans une dynamique de verticalisation intérieure, s’impose. […]

Ce qui veut dire que nous avons à nous relier de toute urgence à la source même du Réel dont nous sommes le point de fuite… Nous ne pouvoir plus fuir… mais nous retourner vers la Source. Nous devons mettre sur nos épaules une nouvelle tête douée d’une logique ternaire capable de dépasser toutes les contradictions génératrices de mort dans le binaire, pour nous élever jusqu’à la Source du Réel qui est Trois et Un [13]. »

Comment aller vers Dieu alors qu’il est au cœur même de notre être ? La chose à faire est d’abolir l’illusion de la séparation, en « dépouillant le vieil homme » qui, en nous, occulte Sa Présence (c’est le sens du « dévoilement », l’« apocalypse intérieure »).

C’est à nous de nous rendre transparent à l’Esprit, en vivant d’une manière qui soit la plus conforme possible aux Lois universelles : faire la Volonté du Père comme disait le Christ ; être soumis à Sa Volonté comme le disent les musulmans ; vivre en phase avec le Dharma comme le disent les orientaux, ou l’Ordre cosmique, le Tao, etc.

Les commandements des grands religions monothéistes et les préceptes des doctrines orientales, telles que Yamas et Niyamas, sont des panneaux indicateurs utiles qui nous permettent d’éviter bien des conséquences karmiques fâcheuses, mais les suivre n’est pas suffisant si, en parallèle, aucun effort n’est accompli pour convertir l’attention et chercher l’équanimité de la conscience.   

Tout se joue donc au niveau de la maîtrise de l’attention : est-elle prise dans les mailles du filet de la structure mentale, prise dans le « voile », ou en est-elle libre par sa capacité à observer attentivement l’impression subtile que ce voile induit dans la conscience et dans le corps ?

La joie d’être maître de soi

L’emprise de la structure mentale est parfois si forte qu’il est impossible pour l’être de s’en dégager et de convertir son attention. Bien qu’il sache que son positionnement n’est pas juste, il ne parvient pas à lâcher prise ; il a l’impression que c’est… plus fort que lui.

Dans ces conditions, il n’y a rien qu’il puisse faire, car il est totalement sous l’emprise de la structure mentale ; il est comme « possédé » par elle, dans un état de dissociation ou de sidération, pour utiliser un vocabulaire propre au domaine de l’hypnose.

Ce rapprochement avec l’hypnose est tout à fait sensé puisqu’il s’agit effectivement d’une emprise hypnotique, l’hypnotiseur étant précisément la structure mentale qui parvient à captiver l’attention de l’être pour le faire penser, agir et parler d’une manière involutive, destructrice et nuisible, cela même s’il est conscient de ce qu’il est en train de faire.

En revanche, il existe quantité de formes de réactivité induites par la structure mentale dont la charge n’est pas suffisamment forte pour empêcher l’effort de volonté grâce auquel l’être peut s’en désidentifier et redevenir ainsi maître de lui-même. Ce sont ces réactivités de faible intensité qu’il faut s’entraîner à observer avec détachement, pour développer l’aptitude à rester maître de soi.

À force de s’y entraîner au quotidien, le plus souvent possible, on développe une capacité à vivre le détachement avec des réactions de plus fortes intensités, gagnant toujours plus en maîtrise de soi et donc en liberté intérieure.

En conséquence de cette pratique qui doit s’intégrer à la vie quotidienne, la conscience devient plus calme, plus paisible, plus pure, et cela se reflète évidemment dans le corps, où les tensions et les blocages disparaissent progressivement, avec un gain de bien-être et de santé.

Car autant la fixation de l’attention dans la structure mentale se reflète dans le corps par de la rigidité, des déséquilibres, des blocages, des nœuds, des caillots, des symptômes et des maladies, autant la dissolution de la structure mentale se reflète dans la corps sous la forme de la dilatation, de l’ouverture, de la fluidité, de la souplesse, avec une abondance d’énergie vitale (chi ou prāna), autant de reflets annonciateurs du « Corps de gloire », lequel, lorsqu’il est pleinement réalisé, correspond à la non-fixation absolue de l’esprit et à la fluidité parfaite des énergies dans le corps et l’âme.

La maîtrise de soi nous apporte une grande joie, qui n’est nullement conditionnée par des circonstances qui seraient « joyeuses », mais qui découle du simple fait d’être positionnés dans l’accueil inconditionnellement bienveillant de ce qui se passe dans notre réalité intérieure, tant au niveau de la réactivité mentale que des sensations qu’elle génère dans le corps.

Cette capacité à ne pas être soumis aux dictats de la structure mentale nous donne cette impression d’être véritablement libres (à l’opposé de la condition de l’ « homme-machine », esclave de ses réactions conditionnées), et c’est ce qui explique le sentiment de joie qui en découle. Car la joie est la conséquence naturelle du fait de se sentir libre, spirituellement (et non pas matériellement, puisqu’il est possible de se sentir libre et heureux même avec des conditions de vie qui ne permettent pas une totale liberté de mouvement et d’action).

Là où l’identification à la structure mentale est susceptible de nous apporter un plaisir éphémère lorsque l’on parvient à échapper à la peur et à garder le « contrôle » (à ne pas confondre avec la maîtrise de soi), la joie ressentie lorsque l’on parvient à se libérer de son emprise est un sentiment bien plus profond, bien plus puissant, car il n’est pas conditionné par ce qui serait « agréable » pour l’ego.

Nous pouvons comprendre que la joie survient au moment même où, en tant que conscience, nous parvenons à observer avec détachement la réaction de rejet de la structure mentale face à ce qui est jugé par elle comme étant désagréable. Cette joie-là ne dépend donc de rien d’autre que des efforts consentis en vue de nous placer dans le positionnement juste, celui qui rend maître de soi.

Il est en notre pouvoir de vivre cette joie profonde en conséquence de nos efforts justes sur nous-mêmes. Elle est la récompense reçue lorsque, par un effort de conversion de l’attention, nous regardons les choses depuis ce « poste d’observation » qu’est l’esprit immuable, conscient de la matière psychique sans cesse changeante.

Quelques citations à méditer

« L’œil par lequel je me vois et l’œil par lequel Dieu se voit sont un seul et même œil. » Maître Eckhart

« Le vrai miracle se réalise en soi, donc il est inutile de chercher au dehors ce qui existe en nous. Pour rendre opérationnel le miracle, il faut éveiller et cultiver la volonté. » Dominique Dubois

« La névrose est la drogue de l’homme qui ne se drogue pas. » Jean-Christophe Grangé

« La crainte et toutes ses manifestations : le souci, l’anxiété, la colère, la jalousie, la timidité, est le plus grand ennemi de la race humaine. » Orison Swett Marden

« Un psychotique, c’est quelqu’un qui croit dur comme fer que 2 et 2 font 5, et qui en est pleinement satisfait. Un névrosé, c’est quelqu’un qui sait pertinemment que 2 et 2 font 4, et ça le rend malade ! » Pierre Desproges

« Il n’y a qu’un seul conflit : le refus de la réalité. » Christian Flèche

Pratique

La structure mentale construite par l’individu pour protéger l’endroit de ses blessures lui est propre. Elle est unique. Il l’a élaborée sur la base des expériences vécues depuis la prime enfance, en fonction de très nombreuses variables, comme la génétique, l’éducation, le contexte social et religieux, les composantes psychiques héritées, etc.

Si la structure mentale est intrinsèquement liée à l’instinct de survie et permet à l’individu de se prémunir de la possibilité de « mourir » sur le plan psychologique, elle n’en est pas moins un facteur d’illusionnement qui le maintient dans l’ignorance et la souffrance. L’instinct de survie est au service de l’épanouissement de l’âme lorsqu’il assure la conservation de son intégrité énergétique et physique, mais il devient nuisible lorsqu’il est utilisé pour la défense de l’identité psychologique de l’ego séparé, qui n’est qu’une image mentale voilant la véritable essence de l’être. Les pensées et les mécanismes de défense auxquels l’être s’identifie lorsqu’il est pris dans les mailles de la structure mentale, sont donc inutiles et doivent par conséquent être abandonnés.

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[1] On considère aussi parfois l’état borderline, situé entre l’état névrotique et l’état psychotique, d’où son qualificatif d’état « limite » ou « intermédiaire ».

[2] Voir le cours 42.

[3] Ce qui ne veut pas dire qu’il faille leur octroyer une licence totale pour autant (ce qui serait proprement satanique…). Accueillir ne veut pas dire laisser faire en étant dominés par nos pulsions. Il s’agit d’être maître de soi, encore et toujours : observer, ressentir les élans de vie de l’âme et déterminer, à la lumière de l’Esprit, la direction à leur donner pour qu’ils puissent contribuer à l’harmonie au lieu de nuire et détruire. C’est le sens de la transmutation ou de la rectification alchimique, et aussi le sens ésotérique de l’éducation : orienter harmonieusement l’énergie de l’âme, afin qu’elle puisse être « élevée » et, ainsi « canalisée » verticalement, devenir un vecteur d’harmonie, d’ordre et d’équilibre (plutôt que l’inverse).

[4] Pour rester cohérent par rapport à la terminologie employée dans le Cours du Vivant, le mot « esprit » devrait être ici remplacé par « psyché » ou par « conscience mentale » car l’esprit ne peut être affecté par les tensions mentales ! Quel que soit l’état d’agitation qui affecte la conscience individuelle, l’esprit demeure pur, immuable, inconditionné. C’est d’ailleurs grâce à cette « caractéristique » de l’esprit que l’être peut se désidentifier de la structure mentale et de la souffrance qu’il génère sur le plan psychique.

[5] William Hart, L’Art de Vivre, Éditions du Seuil, 1997, p. 39.

[6] Source : https://cutt.ly/ZwFFF9l8

[7] Maurice Zundel a donné ce titre à l’un de ses ouvrages, dont voici un extrait, tiré de la quatrième de couverture : « À un certain niveau de silence, l’homme devient un espace sacré. C’est alors qu’il rencontre la Présence dont il est le sanctuaire, dans un dialogue où il découvre sa liberté comme libération de soi. “Qui suis-je ?”, la question primordiale, entraîne immédiatement, dans cette expérience, la réponse : “Je est un autre” »

[8] L’Illumination du Cœur, Éditions traditionnelles, 1977, p. 153.

[9] C’est le même avertissement que Dieu adresse à Adam et Ève par rapport au fruit défendu de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Il les met en garde en leur disant : « si vous en goûtez, vous mourrez » (Genèse 2:17). Ils en mourront, en effet, car goûter au fruit défendu, c’est faire l’expérience de la réalité au travers du prisme mental qui par nature divise, avec pour conséquence l’identification à l’individualité (mortelle contrairement à l’esprit qui l’anime) et à l’impression de séparation qui en découle. En conséquence, ils « chutent » dans la dualité et perdent l’unité primordiale inhérente à la conscience de leur essence spirituelle, perdant de ce fait également le sens de la Vie éternelle qui lui est associé.

[10] Corps-Âme-Esprit, Introduction à l’Anthropologie ternaire, Éditions Almora, 2021, p. 12.

[11] Ibid, p. 72.

[12] Ce livre a été rédigé durant la pandémie de coronavirus, en 2020. L’auteur apparente le virus au « déluge biblique » ou aux « dix plaies d’Égypte », virus qui selon son interprétation va « réveiller » l’humanité et l’aider à sortir de sa torpeur spirituelle.

[13] Le Grand Retournement, Éditions du Relié, 2021, pp. 181-183.